Après un bref rappel du déroulement des deux procès menés pour instruire la cause de canonisation de Marie de l’Incarnation, l’auteur s’interroge : quels sont les faits miraculeux relatés dans ces différentes enquêtes ?
Il y répond en analysant tout d’abord la « conjoncture » miraculeuse, puis l’extension des miracles dans le temps et dans l’espace, ensuite le public des dévots attirés par la fama sanctitatis, enfin la typologie des motifs inspirant la quête du miracle, ce qui conduit à réfléchir sur la véracité des faits rapportés et sur les approches de l’historien vis à vis d’eux.
LES MIRACLES DE MARIE DE L’INCARNATION (1622-1634)
Albrecht Burkardt
Université Lumière Lyon II
Conférence
« Préparé » par la rumeur des charismes dont Marie de l’Incarnation aurait fait preuve pendant sa vie, le concours populaire envers les suffrages de la sainte de Pontoise a été suscité, comme dans tant d’autres cas de la même époque, dès la mort du personnage, plus précisément dès l’exposition de sa dépouille dans le chœur de l’église des CarmélitesPour l’importance que prend ce genre d’événements pour l’éclosion d’un culte, voir Jean-Michel Sallmann, Naples et ses saints à l’âge baroque (1540-1750), Paris, 1994, p. 287-330 ; pour d’autres cas contemporains en France, voir A. Burkardt, « Rayonnement et voies de diffusion de nouveaux cultes de saints à travers le témoignage des procès de canonisation » (première moitié du XVIIe siècle)", Siècles. Cahiers du Centre d’histoire "Espaces et cultures", t. 12 : La circulation des dévotions, Maringues, 2000, p. 91-113.. Le concours semble avoir été massif, au point d’imposer la présence de gardes pour la surveillance du corpsCf. André Du Val, La Vie admirable de sœur Marie de l’Incarnation, Paris, 1622, p. 427.. Néanmoins, nous ne disposons pas de témoignages précis concernant ces événements, et s’il y a eu des miracles dès ce moment, cela reste caché à nos yeux.
Des informations détaillées nous parviennent des procédures canoniques dont Marie de l’Incarnation a fait l’objet. De quoi s’agit-il ? Les archives de la Congrégation des Rites, aujourd’hui déposées à l’Archivio Segreto Vaticano, conservent tout d’abord le procès de l’ordinaireCf. Archivio Segreto Vaticanos (ASV), Congr. Riti, Processus 2233, Processus super vita, heroicis virtutibus, sanctitate ac miraculis ancillae Dei Sororis Mariae ab Incarnatione […], 1622-1627, 123 ff.. Celui-ci voit ses débuts en avril 1622 lorsque l’évêque de Rouen, François de Harlay, cède aux instances de la communauté des Carmélites de Pontoise d’ouvrir l’enquêteVoir ibid., f° 1v.. Celle-ci prend une forme très simple : le protonotaire du vicaire général de Pontoise est chargé de prendre acte de la déclaration de tous les dévots qui disent avoir bénéficié d’un miracle grâce à l’intercession de Marie de l’Incarnation ; l’enquête avance donc au fur et à mesure que ces personnes se manifestent, c’est-à-dire en général (sauf dans le cas des habitants de Pontoise) lorsqu’ils sont de passage dans la ville pour rendre grâce de leur miracle, le plus souvent obtenu à la suite d’un vœu. Ainsi les témoignages se bornent d’habitude à une courte évocation des faits essentiels communiqués par le miraculé lui-même ou, dans le cas des enfants, par l’un de ses parents. S’ajoutent quelques enquêtes complémentaires ainsi que des témoignages par lettre ; ce qui nous fait aboutir à un ensemble d’à peu près 120 miracles documentés dans ce procès.
C’est l’année 1630 qui voit l’ouverture du procès apostolique de Marie de l’IncarnationCf. ASV, Congr. Riti, 2235-2236, 2239, Processus super virtutibus ancillae Dei Sororis Mariae ab Incarnatione […], 1630-33, 3 vol., 4162 pp.. Pendant cette enquête, menée par une commission qui siège successivement à Pontoise, Paris, Amiens, Chartres, Bar-le-Duc et Noyon, la sous-commission de la Congrégation des Rites, présidée par l’archevêque de Sens, Octave de BellegardePour le déroulement des deux procès, voir également la rapide synthèse de Jean-Dominique Mellot, Histoire du Carmel de Pontoise, vol. 1 : 1605-1792, Paris, 1994, p. 92-100., et qui se clôt en 1633, la commission entend 189 témoins dont la déposition de 157 porte, pour l’essentiel, sur un ou plusieurs miracles. De même, ces témoignages sont d’habitude beaucoup plus détaillés que ceux du procès de l’ordinaire, encore que les dépositions de loin les plus longues soient le fait des trente-deux témoins restants, dépositions portant sur la vie et les vertus de la « sainte de Pontoise ». Revers de la médaille : beaucoup moins de miracles sont recensés : à côté de seize, déjà connus, le procès fait part de 37 nouveaux cas.
Quels sont les faits miraculeux rapportés dans ces différentes enquêtes ? Nous répondrons à cette question en analysant tout d’abord la « conjoncture » miraculeuse – l’extension des miracles dans le temps et dans l’espace –, ensuite le public des dévots attiré par la fama sanctitatis, enfin la typologie des motifs inspirant la quête du miracle, ce qui nous donnera l’occasion de réfléchir sur la « véracité » des faits rapportés et surles approches de l’historien vis-à-vis d’euxPour une présentation plus détaillée, voir A. Burkardt, Les clients des saints. Maladie et quête du miracle à travers les procès de canonisation de la première moitié du XVII e siècle en France, Rome, Collection de l’Ecole Française de Rome 338, 2004..
Les miracles rapportés dans les deux enquêtes couvrent un laps de temps relativement modeste, encore qu’échappent à la documentation, nous l’avons dit, les merveilles entourant la mort de la servante de Dieu. Les données dont nous disposons permettent d’analyser l’évolution du culte notamment au long des années 1620.
Passons assez vite sur la chronologie de ces miracles. Dès 1622, leur nombre ne cesse d’augmenter jusqu’en 1624 (dix-sept miracles enregistrés) ; il recule nettement entre 1625 et 1626 (respectivement dix et six miracles), mais atteint son apogée en 1627 (vingt-quatre cas), date de clôture du procès de l’ordinaire.
Y a-t-il des explications pour cette conjoncture particulière ? Sans doute oui. L’année 1622 n’est pas sans importance pour le Carmel puisque c’est l’année de canonisation de sainte Thérèse d’Avila. Canonisation fêtée avec éclat à Pontoise ce qui– comme effet secondaire – a pu donner un nouveau souffle au culte de la fondatrice du Carmel en France. De même, en 1621, est publié la Vie de Marie de l’Incarnation (par André Duval), dont la diffusion grandissante est sans doute l’arrière-plan principal de l’augmentation des miracles attribués à l’intercession de la sainte. Bon nombre des témoins du procès mentionnent en effet une lecture de la Vie comme source principale de leur dévotion à Marie de l’Incarnation. Aussi le recul des années 1625-1626 n’indique-t-il pas forcément un refroidissement de la dévotion ; il est dû surtout au fait que, dans ces années, la peste fait ses ravages à Pontoise, ce qui a dû empêcher les pèlerins potentiels, qui en avaient connaissance, de se rendre à l’Eglise des Carmélites. Une fois la contagion partie, le culte ouvait reprendre de pleine force (comme on le voit en 1627).
Ces dévots de la sainte, d’où viennent-ils ? Précisons tout d’abord que, parmi les miraculés, on trouve également un certain nombre d’habitants de Pontoise. Quant aux pèlerins, ils se recrutent notamment dans les régions voisines, dans un demi-cercle décrit par les villes de Chartres, Evreux, Rouen, Amiens, Noyon, Verdun et Paris. Cette extension du culte est déjà le fruit d’une évolution. Les premiers miracles attribués à la sainte entre 1618 et 1620, recensés dans la Vie de Marie de l’Incarnation par Duval, ne concernent, en effet, que des habitants de PontoiseCf. A. Du Val, La Vie admirable, op. cit., p. 788-814.. Jusqu’en 1622, le cercle s’étend quelque peu, mais, à quelques exceptions près, les miraculés se recrutent toujours dans des localités assez proches, situées, pour la plupart, entre Pontoise et ParisLes exceptions concernent en particulier la ville d’Evreux. Rappelons que l’analyse que nous présentons fait état des dévots qui se sont rendus à Pontoise. Si l’on néglige ce détail, se présente une autre géographie, bien plus élargie, mais qui est définie en particulier par la présence d’un couvent des Carmélites. Ce sont les religieuses de ces différentes communautés, dont certaines (ainsi à Chalons, Dole et Lyon) se déclarent elles-mêmes guéries par l’intercession de Marie de l’Incarnation, qui stimulent la dévotion chez certains dévots sur place, notamment par la distribution de reliques de la sainte (ainsi à Nantes et à Rouen) ; voir Duval, op. cit. ; en revanche, bon nombre de lieux plus éloignés sont touchés seulement après 1622. L’élément qui rend cohérent cet élargissement est, là encore, la publication de la Vie de Marie de l’Incarnation. Elle a rendu possible, en effet, une toute autre notoriété du personnage en réputation de sainteté dans les endroits plus éloignés du lieu d’origine de la fama, le texte imprimé authentifiant en quelque sorte les nouvelles « miraculeuses » transmises, d’abord, de bouche à oreillePour une analyse plus large des fonctions de la Vie, voir A. Burkardt, « Reconnaissance et dévotion : les Vies de saint et leurs lectures au début du XVII e siècle à travers les procès de canonisation », Revue d’Histoire Moderne et Contemporaine (1996 – 2), p. 214-233 ; Id., Les clients des saints, op. cit., p. 357-376..
Quels traits caractérisent le profil social de ces dévots ? Avouons que la question est d’assez peu d’intérêt en ce qui concerne le milieu d’origine. Un procès de canonisation, en effet, exclut plus ou moins d’avance, à l’époque où l’on est, les couches sociales humbles ; la grande majorité des miraculés et, à plus forte raison, des témoins (plus de 95 %, dans les procès de Marie de l’Incarnation) appartient ainsi à la sanior pars des populations d’Ancien Régime : c’est un « juste milieu » de gens de loi, de marchands et d’artisans, auxquels s’ajoutent, bien sûr, clercs et religieuses. Les choses deviennent plus intéressantes dès que l’on prend en considération le sexe, l’âge et l’état civil de ces personnes. Ce qui saute aux yeux, en effet, c’est la forte présence de femmes parmi les miraculés autant que parmi les témoins. Parmi les seuls témoins laïcs du procès apostolique (auxquels s’ajoutent de nombreuses religieuses) les femmes représentent les deux tiers ; parmi les miraculés, le procès de l’ordinaire enregistre 49 % de femmes (religieuses incluses cette fois, mais qui ne sont qu’à 7 %) contre 27 % d’hommes (clercs inclus) et 24 % d’enfants des deux sexes. Quant au procès apostolique, la part des femmes monte à 64 % des miraculés contre 21 % d’hommes (clercs et laïcs) et 17 % d’enfants.
Ces chiffres peuvent paraître d’autant plus surprenants que le procès de l’ordinaire concerne, en grande partie, des pèlerins : ce qui explique le nombre modeste de religieuses, mais n’empêche pas que les femmes, avec une part de 60 %, soient majoritaires aussi parmi ces « marcheurs de Dieu ». Parallèlement, on note que bien des populations que l’on a l’habitude de trouver dans les registres de pèlerins, et en particulier les hommes jeunes, sont absents de ces procès. Visiblement, ces hommes faisaient l’objet d’une méfiance tout à fait analogue à celle qui menait, dans les procès, à l’exclusion des pauvres. Ce qui, visiblement, n’était pas le cas pour les femmes. Ce fait n’indique-t-il pas que celles-ci étaient particulièrement visées par les agents de la Contre-Réforme, qu’il s’agissait en quelque sorte des dévots les plus chéris par eux ? Inversement, on peut penser aussi que les femmes ont été particulièrement attirées par les nouveaux cultes, et engagées dans leur mise en place. Notons que cet attrait semble s’exercer sur toutes les conditions féminines, même s’il est vrai que les femmes jeunes, voire célibataires sont rares parmi les pèlerins. En revanche, leur part s’accroît nettement parmi les miraculés du procès apostolique, et parmi les témoins du même procès déposant sur les miracles, femmes mariées et femmes vivant seules (célibataires ou veuves) sont presque à égalité.
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Tableau 1 – Miraculés et témoins des procès de Marie de l’Incarnation
( * pourcentages arrondis)
Les motifs d’invocation de la sainte de Pontoise reflètent-ils en quelque sorte l’identité si particulière du « public » de la sainte ? Soulignons tout d’abord que la grande majorité des miracles concerne la guérison de maladies, et comme on l’a noté pour d’autres cultes nouveaux, ceux-ci ont le plus souvent tendance à accentuer la polyvalence thérapeutique du saint en questionCf. Jean Delumeau, , Rassurer et protéger, Paris, 1989, p. 202.. Il est donc normal que les procès nous confrontent à toute une panoplie de maux différents guéris par miracle. Ce qui n’empêche pas, en revanche, que l’on ne puisse s’apercevoir de règles distributives particulières. Si un certain nombre de maux peuvent concerner hommes, femmes et enfants (les diverses fièvres, par exemples), d’autres sont tout de même assez typés. Parmi ces derniers, certains font penser à des maladies professionnelles, ce qui est surtout le cas des hommes, mais aussi des religieuses dont les maux peuvent parfois empêcher l’exercice des pratiques de piété. Au-delà, chez les femmes, bien des miracles concernent des maladies liées à la grossesse et à l’accouchement. Ce n’est pas là toutefois la seule différence entre les maux « au féminin » et ceux des hommes. Plus généralement, l’on remarque que ces derniers sont surtout tracassés par des maux affectant l’extérieur du corps, alors que les femmes ont plutôt affaire à des maux internes. Chez les femmes mariées, il s’agit donc le plus souvent des maux liés à la grossesse et à l’accouchement ; chez les célibataires, en revanche, et en partie chez les veuves, ces maladies ont le plus de chances de correspondre, avec une certaine fréquence, à des affections que l’on aurait tendance à qualifier de « psychopathologiques ». Naturellement, ces maux ne sont pas énoncés comme tels, à l’époque qui nous concerne ; ils ne constituent pas moins un genre aux traits distinctifs, dans la mesure où ils sont les seuls à susciter les renvois aux humeurs de la bile noire – la mélancolie -, dans la mesure aussi où ils monopolisent quasiment, chez les adultes en tout cas, les soupçons de sortilège. Or il est évident que les guérisons de ce genre de maux ont dû fasciner les enquêteurs, étant donnés les symptômes particulièrement énigmatiques de ces pathologies, et, surtout, les circonstances souvent spectaculaires de la guérison. Cependant, on a vu que le même groupe de personnes – femmes célibataires et veuves – était bien représenté également parmi les témoins des procès. Est-ce se tromper que de voir là le reflet du succès qu’a dû rencontrer le mouvement de la Contre-Réforme dans ce groupe particulier de femmes, par le biais de l’éducation, mais aussi par la direction spirituelle ? Aussi ces efforts d’acculturation religieuse ont-ils dû favoriser les recours aux remèdes spirituels (d’où le miracle) ; reste à savoir si ces mêmes efforts n’ont pas déjà eu leur part dans la production des crises (psycho-) pathologiques auxquelles (certaines de) ces femmes étaient sujettes, et que celles-ci faisaient ensuite « soigner » par miraclePour des réflexions analogues, voir Eric. H. J. Midelfort, « Sin, melancholy, obsession : insanity and culture in 16th century Germany », in S. Kaplan, éd., Understanding popular culture, Berlin, New York, Amsterdam, 1984, p. 113-146 ; Giovanni Romeo, Esorcisti, confessori e sessualità femminile nell’Italia della Controriforma. A proposito di due casi modenesi del primo Seicento , Florence , 1998..
Quoi qu’il en soit, les miracles ne sont pas, on le voit bien à propos de ces derniers exemples, les fruits d’une « religion populaire » située hors du temps ; ils sont tout à fait liés à l’époque qui leur donne naissance. De même, ils témoignent de nombreuses pratiques religieuses ordinaires, encore que celles-ci soient énoncées à propos d’un événement hors norme. Ainsi des pèlerinages. Bien des informations nous sont livrées, par exemple, sur la volonté plus ou moins grande des dévots de se déplacer. Voici ce boulanger de Noyon qui, ayant fait vœu de se rendre au tombeau de Marie de l’Incarnation en cas de guérison de son fils malade, n’attend même pas ce dernier événement avant de prendre la route :ASV, Congr. Riti, Processus 2236, f° 241v. « Je me mis en chemin attendant que mondit fils fust capable d’en faire le mesme, et m’en allay a Pontoise au Monastere des Religieuses Carmelites ou repose le corps de ceste bienheureuse sœur […], et la je renouvellay mon vœu et mes prieres […] ». En revanche, une fois la guérison obtenue, bien des dévots prennent tout leur temps pour exercer leur vœu, toute sorte de circonstances, à commencer par le mauvais temps, les empêchant de le faire plus tôt : six à sept mois d’écart entre la guérison et l’accomplissement du vœu sont la règle, et une femme d’Evreux ne se rend à Pontoise que trois ans après sa guérison, « n’ayant pas eu », déclare-t-elleASV, Congr. Riti, 2233, f° 31r., « la commodité plus tost ».
Avec insistance, les témoignages font état d’événements extraordinaires, comme dans le cas de ce couple qui, en route pour Pontoise, et fort épuisé par la marche, rencontre un cavalier inconnu aux qualités remarquables : non seulement il sauve le projet des deux dévots en s’offrant de « porter en crouppe » l’épouse ; il connaît de plus de nom les deux voyageurs, « et sur le chemin il me discourait de nos parents et de ceux de mon mary, les nommant tous nom par nom comme s’il eust esté nourry parmy nous »ASV, Congr. Riti, 2236, f° 235.. Bien entendu, l’homme, à son tour, ne révèle pas son identité ; après avoir déposé la femme dans les environs de Pontoise, il disparaît à jamais. Reste à savoir quel statut donner à cet incident. Celui-ci, en effet, n’est pas sans évoquer l’apparition de Jésus aux disciples d’Emmaüs (Lc., 24 : 13-35), ce qui montre bien que les récits de miracle ont beau être riches en informations sur une religiosité vécue au quotidien ; il s’agit aussi d’un genre qui a sa logique d’énonciation propre, et qui emploie bien des motifs d’une longévité notable. Or la récurrence de tels motifs n’a rien de gênant aux yeux des hagiographes. Dans « l’opération hagiographique », on le sait, ce n’est pas tant la singularité originale qui fait preuve de véracité, mais bien plutôt la possibilité de reconduire la « nouveauté » à ce qui semble garantie par la tradition ; c’est un « déjà vu » qui rassure, et qui, par là même, authentifie l’énoncéMichel de Certeau, « Une variante: l’édification hagio-graphique », in Id., L’écriture de l’histoire, Paris, 1975, p. 274-288..
Naturellement, la tradition à laquelle cherchent à s’adapter les textes peut, dans une certaine mesure, varier selon les cas. Dans celui de Marie de l’Incarnation, il est clair que de nombreux motifs employés font appel à la tradition carmélite, et en particulier à l’exemple de Thérèse d’Avila. Optique que prend, dès la mort de la religieuse, le cardinal de Bérulle, rattachant l’événement, à l’aide d’une mythologie certes ancienne, à l’exemple de la fondatrice de l’ordre : « au monastère où elle est morte, […], les religieuses, […], ressentent une odeur extraordinaire comme porte l’histoire avoir été ressentie après le trépas de la Bienheureuse Mère Thérèse »Correspondance du Cardinal Pierre de Bérulle, éd. J. Dagens, t. I (1599-1618), Paris, 1937, p. 312 sq. (lettre au Père Bertin du 23 octobre 1618).. De même, ce n’est pas par hasard si, dans les témoignages figurant dans les procès de Marie de l’Incarnation, les visions sont particulièrement fréquentes (bien plus fréquentes, par exemple, que dans les enquêtes, contemporaines, portant sur la vie et les miracles de François de Sales) : c’est là encore rendre hommage aux traditions thérésiennes et, au-delà, à celles de la sainteté mystique féminineLettre au Père Bertin du 23 octobre 1618.
De telles visions ne sont d’ailleurs pas le seul fait de clercs et religieuses. Des laïcs mêmes simples peuvent eux aussi en bénéficier, encore que, dans certains de ces cas, les expériences de ce type semblent intégrer d’autres traditions encore. Marguerin Gobelin, par exemple, tailleur de Pontoise, se voit guérir, en vision, par un coup de baguette que lui donne Marie de l’Incarnation comme s’il s’agissait d’une bonne féeCf. ASV, Congr. Riti, Processus 2236, f° 576r.. Les topoi employés par les récits ne sont donc pas toujours propres à une tradition hagiographique autonome. Comme on le voit, il arrive également qu’ils soient empruntés à l’univers des contes de fée. Et si, dans l’exemple cité, il s’agit d’un détail de la narration, à d’autres occasions toute l’histoire peut être affectée. C’est ce qu’illustre, par exemple, l’histoire de cette noble épouse qui souffre le traitement brutal de son mari avec une patience si semblable à celle de Grisélidis que l’on a guère de doute que ce conte est la source d’inspiration principale du récitVoir ibid., f° 399v-400v. Pour le conte de Grisélidis, voir Perrault, Contes, éd. G. Rouger, Paris, 1967, p. 17-46 ; pour les versions antérieures à Perrault, voir ibid., p. 12-13 ; Marc Soriano, Les contes de Perrault. Culture savante et traditions populaires, Paris, deuxième édition, 1977, p. 99-100..
Reste à savoir quel rapport établir entre ce genre de récits et le vécu historique. Il est vrai que la dernière histoire est déjà présentée dans la Vie de Marie de l’Incarnation, elle a donc bien des chances d’avoir été « retravaillée » par l’auteur de la biographie ou un hagiographe antérieureCf. A. Du Val, La vie admirable, op. cit., p. 89-91.. De même, l’on pourrait postuler que les motifs récurrents sont fréquents surtout là où les récits ne sont pas liés à la pratique des cultes, et aux miracles les plus « classiques » issus de celle-ci : les guérisons. L’histoire appartient, en effet, à un autre genre de récits miraculeux qui, quoi que minoritaire, n’est pas absent des bienfaits merveilleux attribués à Marie de l’Incarnation, et que l’on peut désigner par le terme de protections. Protections qui peuvent elles aussi se manifester à propos de maladies – ainsi de tout un ensemble de dévots déclarant avoir été épargnés de la peste, alors que tant d’autres personnes du voisinage avait été atteintes par elle -, mais qui peuvent également concerner d’autres menaces, des accidents de toute sorte, mais aussi, on l’a vu, les violences d’un mari, ou encore les conséquences sinistres d’une défaite judiciaire.
Sans aucun doute, ce genre d’histoires se prête effectivement à un envahissement par la fiction, à ce point que certains types de protections, telle la libération de prisonniers, constituent quasiment un genre narratif autonomeCf. František Graus, « Die Gewalt bei den Anfängen des Feudalismus und die ’Gefangenenbefreiung’ der merowingischen Hagiographie », Jahrbuch für Wirtschaftsgeschichte, 1961, p. 60-156 ; Michael Goodich, « Die wundersame Gefangenenbefreiung in mittelalterlichen Kanonisationsdokumenten », in D. R. Bauer et K. Herbers, éd., Hagiographie im Kontext. Wirkungsweisen und Möglichkeiten historischer Auswertung, Stuttgart, 2000, p. 69-84.. Cela dit, chercher dans les différents types de miracles le critère décisif permettant de distinguer les fictions des histoires « véritables » n’est guère une tentative prometteuse, les topoi, « féériques » ou non, se trouvant également, on l’a vu, dans les récits relevant de la pratique « ordinaire » des cultes. De même, il paraît peu utile, à la vérité, d’opposer, de façon manichéenne, « fiction » et « réalité ». Bien plutôt, il s’agirait de s’interroger davantage sur le sens que peut avoir l’occurrence du motif concerné, au-delà de ses fonctions affirmatrices vis-à-vis de la tradition.
Parfois l’on trouvera ce sens dans la signification particulière que revêt le motif dans le contexte spécifique dans lequel il est employé, ce qui peut mener, dans certains cas, à une sorte de généalogie des emplois, telle qu’elle se dessine à travers les différentes époques. Parfois, en revanche, c’est justement la constance du topos qui semble révélatrice. Voici, par exemple, ce curieux témoignage d’un père, « seigneur écuyer », qui, confronté à la maladie de son fils – maladie qui, guérie finalement par miracle, avait « amené et reduit [celui-ci] en tel estat qu’on le tenoit à tout propos prest à mourir » – ne parvient plus de rester tranquillement chez lui lorsque la tension arrive à son comble. « Et de fait ledict deposant se seroit absenté de son logis de peur de le veoir [son fils] mourir »ASV, Congr. Riti 2233, f° 16v.. Le comportement, aussi étrange qu’il puisse apparaître, n’est pas un fait singulier, toutefois. Un autre récit nous présente le cas d’un avocat de Paris qui, lui, il est vrai, n’agit pas tout seul, mais est « tiré de sa maison par ses amis ». La cause, en revanche, reste la même ; c’est « pour ne veoir le trezpas de son fils [un garcon de quatre à cinque ans] a cause de la douleur et [du] ressentiment qu’il en eut peu avoir » Ibid. , f° 14r. . Enfin, le comportement n’est pas réservé aux hommes. Se trouve aussi l’exemple d’une mère, une certaine Mme de Champdenier, « qui s’estoit retirée d’auprès de sa fille crainte de la voir mourir »ASV, Congr. Riti 2235, f. 384r..
Nous voici devant un phénomène que l’on a certes du mal à qualifier comme un simple topos narratif ; il semble bien plutôt s’agir d’un comportement typé. Il n’en reste pas moins que c’est bien un motif récurrent dans les récits de miracles, et cela dans la longue durée. On le trouve dès le haut Moyen Âge, chez Grégoire de Tours par exemple, et la tradition se poursuit dans les siècles postérieursGrégoire de Tours, De virtutibus Sancti Martini, éd. Société d’histoire de France, III, 51, p. 257, cité par Jean-Louis Flandrin, « L’attitude à l’égard du petit enfant et les conduites sexuelles », in Id., Le sexe et l’Occident. Evolution des attitudes et des comportements, Paris, Seuil, 1981, 151-216, ici p. 161 ; pour des occurrences médiévales plus tardives, voir Didier Lett, L’enfant des miracles. Enfant et société au Moyen Age (XIIe-XIIIe), Paris, 1997, p. 202.. En revanche, nous n’avons guère trouvé d’occurrences ailleurs que dans le genre de texte qui nous intéresse. Comment expliquer alors cette présence ? Sans aucun doute, elle n’est pas sans remplir une fonction précise. Dans les récits de miracles, en effet, les détails mentionnés ne sont que rarement racontés de façon « désintéressée », l’intention principale qui inspire la présentation des faits étant bien celle de prouver la véracité du fait miraculeux. Dans le cas d’une guérison, il s’agit donc de rendre compte notamment de la gravité du mal, et c’est dans ce cadre que le motif qui nous concerne prend tout son sens. Le « deuil anticipé » du père n’est-ce pas une preuve nette de l’état de désespoir atteint par l’enfant (et à coup sûr par ses parents !), qui rend d’autant plus évidente l’efficacité du secours assuré par le personnage céleste imploré seulement pas la suite ? C’est ainsi en tout cas que cette conduite se transforme en motif, récurrent dans les récits de miracle ; c’est ainsi qu’elle se trouve documentée dans notre source. Ce motif toutefois n’a rien ici de légendaire, voire de féerique ; il a tout à fait le droit d’intéresser l’historien des pratiques et des représentations. Or « l’amour du père » a beau s’y exprimer « de manière égoïste qui ne serait plus admise aujourd’hui »J.-L. Flandrin, art. cité, p.162. ; il ne s’agit pas moins d’un comportement qui semble s’inscrire dans une tradition de fort longue durée, même s’il n’était certainement pas propre à tout le mondeUne étude dans laquelle nous analyserons de façon plus approfondie les différentes occurrences du motif et ses possibles significations est actuellement en préparation..
En définitive, les miracles de Marie de l’Incarnation, tels qu’ils ressortent des procédures canoniques, constituent un formidable témoignage, et non seulement de la ferveur religieuse qui, à l’époque de la Contre-Réforme, réanime le culte des saints. Pour l’historien qui les étudie, ces témoignages se prêtent aussi aux approches de l’anthropologie historique ; ils permettent une analyse des pratiques et des représentations concernant certes, notamment, troubles et soins du corps et de l’âme.
ANNEXE :
Trois miracles.
Nous avons cru faire plaisir à nos sociétaires en leur donnant, à la suite de la conférence de Monsieur Burkardt, le récit succinct de quelques miracles attribués à la Bienheureuse. Nous empruntons ce résumé à un grand admirateur de Madame Acarie, Monseigneur Félix Dupanloup (1802-1878), évêque d’Orléans dès 1849, dans son livre Histoire de la Bienheureuse MARIE DE L’INCARNATION, dite dans le monde Madame Acarie, publié en deux tomes, à Paris en 1854.
« Nous nous bornons à citer les trois miracles que Pie VI a approuvés avant de béatifier la soeur Marie de l’Incarnation. Personne n’ignore avec quelle exactitude on examine à Rome, la vérité des faits miraculeux.
Le premier miracle est celui qui fut opéré sur Anne le Signé, jeune fille de huit ans, qui était sourde et muette de naissance. Elle demeurait à PARIS avec ses parents. Son père, ouvrier en cuivre, était originaire de Pontoise, et sa mère, nommée Suzanne Cuvernon, y avait pris naissance. Sa grand’mère que l’état de sa petite-fille affligeait vivement, vint de Pontoise à Paris pour l’emmener avec elle, et lui faire faire une neuvaine auprès du tombeau de la Bienheureuse. Le septième jour de cette neuvaine, lorsqu’elles entendaient la messe dans l’église des Carmélites, la jeune le Signe acquit en un instant la parole et l’ouïe.
Le second miracle est celui qui fut opéré sur Hilaire Beauvain. Il exerçait à Noyon le métier de tourneur, et sa probité l’y faisait généralement estimer. Depuis l’âge de seize ans, il avait un dangereux ulcère à l’aine droite, et depuis l’âge de vingt-neuf ans, il en avait un plus dangereux encore au-dessus des reins. Ce double mal était depuis vingt ans regardé comme incurable. Le malade était incapable d’aucun travail, et sa seule consolation était de lire de bons livres. Ayant entendu un ermite parler des miracles rapportés dans la Vie de la Soeur Marie de l’ Incarnation, il désira de la lire, et en la lisant, il se sentit animé d’une telle confiance en la Bienheureuse, qu’il fit voeu d’aller à son tombeau. A peine eut-il fait ce voeu, qu’il fut guéri du second ulcère, dont il demandait principalement la guérison. Une grâce si subite le porta à demander aussi la guérison du premier, et sur-le-champ il partit pour Pontoise, accompagné de sa femme. Dès qu’il fut revenu chez lui, il se trouva parfaitement guéri de l’ulcère qui lui restait encore, et l’on n’en voyait plus que la cicatrice.
Le troisième miracle est celui qui fut opéré sur Jeanne Bertrand. Elle était femme de Paul Béranger, laboureur à Cergy, village situé à une lieue de Pontoise. Depuis six ans, elle était affligée d’un rhumatisme considérable, qui lui causait des ulcères au genou droit, courbait l’épine de son dos [colonne vertébrale], et la rendait tellement impotente, qu’on était obligé de la mettre sur un cheval pour la conduire à la messe. Ses forces diminuaient tous les jours, et comme elle était âgée de soixante ans, il n y avait pas d’apparence qu’elle guérit jamais. Un marchand de Pontoise, qui avait du bien à Cergy, lui conseilla de recourir à la protection de la Soeur Marie de l’Incarnation, qui avait déjà obtenu de Dieu bien des miracles. Elle suivit ce conseil et se fit porter au monastère des Carmélites. Elle commença une neuvaine à la Bienheureuse, et le quatrième jour de cette neuvaine, lorsqu’elle entendait la messe, elle fut parfaitement guérie. Dès que les habitants de la ville furent informés de ce miracle, ils accoururent en foule pour voir la personne en qui il venait de s’opérer. Le P. Colomban, jésuite, qui se trouvait alors dans l’église, fit un discours fort touchant, que Jeanne Bertrand entendit debout et sans appui. Elle vécut encore sept ans, et pendant cet espace de temps, elle marcha toujours avec facilité, et fut en état de se livrer aux travaux de la campagne. » [Dans l’église Saint Christophe de Cergy, un tableau représente ce miracle. A gauche, Jeanne Bertrand arrive à Pontoise, toute courbée et à dos de cheval. Au centre, elle est guérie pendant la célébration de la messe au Carmel. A droite, elle retourne à pieds à Cergy, tandis que son mari conduit le cheval.]
Tome II, pp 413-415.