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Madame Acarie : fondatrice du Carmel de France ?

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Le nom de Barbe Acarie – Madame Acarie – occupe objectivement une place éminente dans l’Histoire du Carmel thérésien de France comme en témoigne notamment une abondante littérature de référence.
Pourtant, la figure de Madame Acarie se trouve aujourd’hui nettement occultée, recouverte d’un voile d’ignorance voire d’indifférence : de fait inconnue du grand public, quasiment oubliée.
À cet égard, la faire connaître, redécouvrir son visage pour montrer l’actualité de sa mission représentent un double service. Service de l’Église d’abord puisque les saints appartiennent au patrimoine culturel du peuple des croyants, et que leur message représente une source d’inspiration capable de renouveler nos existences. Service de l’Ordre du Carmel également, conformément à la logique d’une appropriation toujours plus approfondie de son charisme et de son héritage en particulier à travers ses figures majeures.
Ce double service fait corps à nos yeux avec un véritable devoir de justice : nous nous efforcerons de montrer comment sa vie et sa mission ont fait d’elle l’instrument providentiel pour l’introduction du Carmel thérésien en France, au point que le pape Pie VI l’a déclarée « Fondatrice du Carmel pour la France ».

LA « SAINTE » DE PONTOISE, FONDATRICE DU CARMEL FRANÇAIS ?

Le nom de Barbe AcarieL’étude approfondie de cette question nécessiterait un livre, tant il existe de versions de l’introduction du Carmel déchaussé en France. Les limites de cette communication permettent seulement d’esquisser le pourquoi de l’effacement du rôle principal de Madame Acarie dans cette œuvre. – Madame Acarie – occupe objectivement une place éminente dans l’Histoire du Carmel thérésien de France comme en témoigne notamment une abondante littérature de référence.

Pourtant, la figure de Madame Acarie se trouve aujourd’hui nettement occultée, recouverte d’un voile d’ignorance voire d’indifférence : de fait inconnue du grand public, quasiment oubliée.
A cet égard, la faire connaître, redécouvrir son visage pour montrer l’actualité de sa mission représente un double service. Service de l’Eglise d’abord puisque les saints appartiennent au patrimoine culturel du peuple des croyants, et que leur message représente une source d’inspiration capable de renouveler nos existences. Service de l’Ordre du Carmel également, conformément à la logique d’une appropriation toujours plus approfondie de son charisme et de son héritage en particulier à travers ses figures majeures.
Ce double service – qui fait corps à nos yeux avec un véritable devoir de justice – s’est imposé comme une exigence d’autant plus incontournable que nous l’accueillons depuis un lieu privilégié auquel le nom de Madame Acarie demeure attaché : le Carmel de Pontoise.
S’ajuster à une telle requête soulève deux questions principales que ressaisit le titre de notre article : « Qui est cette Sainte de Pontoise ? ». Dans quelle mesure est-on autorisé à reconnaître en elle « la fondatrice du Carmel français ? ».
A ces deux interrogations nous nous efforcerons de répondre en indiquant, dans un premier temps, les étapes principales qui marquèrent la vie de Madame Acarie ainsi que la physionomie de son célèbre salon parisien. Dans un deuxième temps, nous mettrons en lumière la mission dont elle fut investie et qu’elle réalisa.

La Sainte de Pontoise.

Il s’agit de Barbe AvrillotCe résumé biographique est tiré de l’ouvrage de Duval A., La Vie admirable de la bienheureuse sœur Marie de l’Incarnation…, Paris, A. Taupinart, 1621, ainsi que des témoignages donnés sur ses vertus, lors des différentes étapes de son procès de béatification de 1622 à 1633., épouse Pierre Acarie, devenue en religion sœur Marie de l’Incarnation, béatifiée en 1791 sous ce nomDe nombreuses biographies lui ont été consacrées dès 1621 (cf. en fin d’ouvrage la bibliographie)..

Barbe Avrillot naît le 1er février 1566, à Paris, dans une famille d’ancienne noblesse. Pensionnaire à l’abbaye de Longchamp (1577-1580), elle y ressent une vocation religieuse, à laquelle s’opposent ses parents.

A 16 ans et demi, elle épouse Pierre Acarie, seigneur de Montbrost et de Roncenay, conseiller à la Chambre des comptes, dévot intransigeant, adhérent fervent de la « Sainte Ligue » pendant les dernières guerres de Religion. Six enfants (trois garçons et trois filles) naissent de ce mariage d’obéissance qui est devenu un mariage d’amourParmi de nombreux témoignages de l’amour que portait Madame Acarie à son mari, voici celui de Michel de Marillac qui fréquenta l’hôtel Acarie de 1602 à 1614, une fois tous les deux jours au minimum : «Je dirois un grand nombre d’exemples de cest amour qu’elle luy portoit […] mais il me suffit de dire que j’en ay vu tant  de si grands et véritables signes, j’en ay appris par ses propres paroles tant de preuves que je ne puys penser qu’il y en ayt en la terre de plus grand, de plus tendre, de plus sincère. » ASV, Riti 2236, proc. ap. Rouen s. virt. Acarie, 1630-1633, f° 755 v.. Madame Acarie se fait bientôt connaître par son ardente piété, sa charité, sa dévotion et son don de discernement des esprits. En 1590 (elle a 24 ans) elle éprouve les premières manifestations mystiques, dont elle sera l’objet pendant toute sa vie.

Durant le siège que fait subir Henri IV à la capitale du royaume, de mai à septembre 1590, elle se dévoue sans compter aux soins des blessés et des malades de la peste qui sévit alors à Paris. Son mari, surnommé « le laquais de la Ligue», ayant été exilé par le roi Henri IV en 1594, elle connaît pendant les quatre années suivantes de nombreuses épreuves dont l’expulsion de son hôtel particulier et la séparation forcée d’avec ses enfants, de dures humiliations tandis qu’elle s’efforce de rétablir la situation de son époux, dont tous les biens ont été confisqués, ainsi que de très pénibles épreuves physiques : trois chutes lui provoquent trois fractures à la même jambe, la laissant infirme pour le reste de ses jours. Plus tard, elle subira de graves maladies.

En 1598, Madame Acarie obtient, du Roi, la grâce de son mari. Dès 1599, la famille est à nouveau réunie et rentre en possession de ses biens. L’hôtel Acarie, rue des Juifs, devient l’un des centres, mais le plus important, du réveil de la spiritualité catholique au XVIIe siècle. Il attire tout le Paris dévot.

A la demande de Thérèse d’Avila, dont elle a, par deux fois, la vision (1601-1602), Madame Acarie, avec l’aide de son entourage et grâce à ses relations, introduit le Carmel réformé en France. Son parent, le jeune prêtre Pierre de Bérulle, réussit non sans mal à ramener en France six carmélites espagnoles, parmi lesquelles deux anciennes compagnes de Thérèse d’Avila, Anne de Jésus et Anne de Saint-Barthélemy. Le premier carmel français est établi à Paris au faubourg Saint-Jacques, le 18 octobre 1604, et moins de trois mois après, celui de Pontoise, le 15 janvier 1605. Les premières novices françaises, de Paris comme de Pontoise, ont été formées par Madame Acarie, soit dans la congrégation Sainte-Geneviève à Paris, créée par ses soins, soit dans le petit « béguinage » qui existait à Pontoise rue du Soleil (ou de l’Epée), et dont elle suivait aussi l’évolution spirituelle.

Madame Acarie contribue également à la réforme de monastères féminins et à l’établissement des Ursulines à Paris en 1610. Elle aide aussi Pierre de Bérulle à fonder en France, en 1611, la congrégation de l’Oratoire.

Au moment du décès de son mari, en novembre 1613, ses trois filles sont déjà carmélites depuis plusieurs années, son fils aîné est marié et ses deux autres fils entrés en religion. Libre de tous liens familiaux, Madame Acarie sollicite et obtient la grâce de devenir sœur converse au carmel d’Amiens, sous le nom de Marie de l’Incarnation. Transférée, officiellement pour raison de santé, au carmel de Pontoise, elle y meurt le 18 avril 1618, ayant vécu 48 ans dans le monde et quatre ans en religion.
A l’annonce de son décès, les Pontoisiens désemparés s’exclament : « La sainte est morte, la sainte est morte » et la foule éplorée accourt au couvent, celui-là même qui existe toujours !

Rapidement, des faits miraculeux se produisent en abondance à son tombeau. Aussi son fils Pierre, qui est prêtre (il deviendra grand-vicaire de l’archevêque de Rouen, l’année suivante, et en tant que tel, habitera au grand-vicariat de Pontoise, l’actuel musée Tavet-Delacour), demande dès 1622 l’ouverture d’une enquête pouvant mener à la canonisation de sa mère. Ce procès n’aboutira qu’en 1791, faisant de la sœur Marie de l’Incarnation la première fille de sainte Thérèse d’Avila à connaître les honneurs de la béatification.

Le salon Acarie.

Revenons maintenant au salon Acarie des années 1599-1604. Il est fréquenté par une palette de riches personnalités tant par leur niveau religieux que social. S’y côtoient des religieux (bénédictins, chartreux, capucins, feuillants), des théologiens, docteurs en Sorbonne, des clercs séculiers, voire même un évêque nommé François de Sales, des magistrats, des dames influentes à la Cour, de pieuses femmes de la bourgeoisie, plus tard le confesseur du roi.

La conversation tourne autour de sujets religieux, de la vie spirituelle en général, du problème de la sainteté personnelle, et aussi, dans cette France à peine sortie des guerres de Religion, des moyens  de revitaliser la foi catholique tant dans le peuple que chez les élites. Cela passe par le renouveau du clergé. . . Parmi les projets étudiés, il en est un porté depuis des années par plusieurs personnes plus ou moins proches de Madame Acarie, celui d’introduire en France l’Ordre du Carmel réformé en Espagne par la Mère ThérèseRenoux C., dans « Madame Acarie «lit» Thérèse d’Avila», a parfaitement mis en valeur combien le Carmel réformé avait, au cœur de sa vie contemplative, le zèle de la prospérité et de la sainteté de l’Eglise catholique, soutenant par la prière et la pénitence les prêtres, théologiens et prédicateurs. Ce qui répondait exactement aux besoins de la France, tels que pensés dans le salon Acarie. Hours B., Carmes et Carmélites en France, du XVIIe siècle à nos jours. Actes du colloque de Lyon (25-26 septembre 1997), Paris, Les Editions du Cerf, 2001, p. 129-135.. Jean de Brétigny, prêtre normand, issu d’une famille rouennaise originaire d’Espagne, a conçu ce projet dès 1583. Un autre prêtre normand, Jacques Gallemant, reprend ce même projet à la fin des années 1590… Entre-temps deux autres personnes, la maréchale de Joyeuse puis monsieur de La Guichonnière ont fait des préparatifs bien concrets pour la réalisation de cette même œuvre, mais en vain. Face à ce projet,  Madame Acarie semble très réservée, la suite des événements va le prouver. C’est une réalisatrice qui se donne à plein dans ce qui est à sa portée immédiate : soulagement de toutes les pauvretés physiques et spirituelles que Dieu met sur sa route ; soutien des efforts de réforme partout où elle en découvre, s’aidant pour tout cela de son riche et dévoué entourage. Mais c’est surtout une femme de prière et de pénitence, ouverte et disponible aux appels de Dieu.

Pendant ce temps, le doux entêté qu’était Monsieur de Brétigny, à défaut de se faire entendre en Espagne où toutes ses démarches auprès des carmes échouaient , traduisait en français les œuvres de celle qui n’était encore que la Mère Thérèse, espérant ainsi gagner à sa cause l’opinion française. Ce fut un coup de génie ! Ses traductions commencent à paraître début 1601 et connaissent un très grand succès. Plusieurs rééditions la même année ! Tout le Paris dévot lit les écrits de la Mère Thérèse et s’enthousiasme !

La mission de Madame Acarie.

Madame Acarie admire bien l’œuvre de cette femme en Espagne, une véritable prouesse pour une pauvre religieuse ! Mais l’étalage de tant de phénomènes mystiques la met sur la réserve. Elle ne sait pas que la Mère Thérèse a dû écrire tout cela par obéissance à ses confesseurs et non pour être publié ! Or voici que cette même année 1601, elle vit un événement qui va changer radicalement son attitude.

Un jour qu’elle est en prière, la Mère Thérèse lui apparaît et « l’avertit que telle était la volonté de Dieu en ces termes : ‘de même que j’ai enrichi l’Espagne de cet Ordre très célèbre, de même, toi qui restaures la piété en France, tâche de faire bénéficier ce pays du même bienfaitASV, Riti  2236, proc. ap. Rouen s. virt. Acarie, 1630-1633, f° 330 r. Déposition d’André Duval. Consignée en latin dans le procès, elle fut traduite en français dans la première moitié du XXe siècle. ».
Madame Acarie rapporte cette vision à son confesseur, le chartreux dom Beaucousin, qui la juge authentique, et réunit un conseil pour savoir quelle suite lui donner. La réponse est nette. L’entreprise n’est pas envisageable alors, et Madame Acarie est invitée, sinon à abandonner ce dessein, du moins à le laisser en suspens. Madame Acarie s’incline !
Mais sept à huit mois plus tard, la Mère Thérèse récidive et cette fois lui ordonne et la presse de remettre en consultation son ancien projet, lui promettant qu’il se réalisera. A nouveau, Madame Acarie confie ce message à dom Beaucousin qui réunit un conseil d’élite : il se compose de lui-même, d’André DuvalAndré Duval (1564-1638), Pontoisien, doyen de Sorbonne, professeur au Collège royal, sera l’un des trois premiers supérieurs du Carmel de France. Admirateur fidèle de Madame Acarie, il rédigera sa première biographie qui demeure une référence., du jeune prêtre Pierre de Bérulle et, fait remarquable, Madame Acarie est aussi invitée ! Après une discussion serrée, la décision est prise d’implanter les carmélites de la Mère Thérèse en France. Mais nul ne sait encore quels moyens adopter pour réaliser cette implantation. Aussi d’autres séances de concertation vont se tenir et s’ouvrir progressivement à d’autres personnes : tout d’abord aux deux prêtres normands déjà cités, Jean de Brétigny et Jacques GallemantJacques Gallemant (1559-1631), curé d’Aumale, l’un des trois premiers supérieurs et le premier visiteur général du Carmel de France., qui pouvaient se considérer comme les premiers porteurs du projet – au jeune évêque nommé coadjuteur de Genève, François de Sales, qui séjourne plusieurs mois à Paris en 1602 –, puis peu à peu à tous ceux qui fréquentent le salon Acarie.

La réalisation du projet : les principaux collaborateurs.

Dans la réalisation du projet, plusieurs personnes vont, tour à tour et chacune pour leur part, apporter une aide appréciable. Notre propos est de préciser le rôle exact de chacune d’elles et en particulier celui de Madame Acarie, rôle que la postérité semble avoir particulièrement négligé.

Tout d’abord, Catherine d’Orléans, duchesse de LonguevilleCatherine d’Orléans, duchesse de Longueville (1566-1638), était un personnage important à la Cour. Par sa mère, Marie de Bourbon-Saint-Pol, elle était cousine d’Henri IV., désignée à Madame Acarie, par « révélationMadame Acarie ayant besoin d’argent pour les pauvres qu’elle assistait, résolut un jour d’aller demander quelques aumônes à Mademoiselle de Longueville. Celle-ci écoutait une messe dans une église de Paris. Madame Acarie « se meit à la porte de la chapelle pour luy parler à la sortie. En cet intervalle, une voix du Ciel luy dist au cœur, gardez vous de parler à la Princesse de la nécessité de ce pauvre pour laquelle vous estes venuë, mais parlez luy de la fondation du monastère ; c’est celle-là que i’ay choisie pour en estre la fondatrice ». Duval A., op.cit., p. 172. », comme celle qui va accepter d’assumer la responsabilité du projet, devant le roi et devant le pape, et contribuer par ses deniers à l’installation d’un premier carmel à Paris. C’est ainsi que le bref de fondation lui est adressé, comme quelques années auparavant, en 1562, le bref de fondation du premier carmel réformé, San José d’Avila, avait été adressé à Doña Guiomar de Ulloa et à sa mèreTomás de la Cruz y Simeón de la S. Familia., La reforma teresiana. Documentos históricos de sus primeros días, Roma, 1962, p. 139., amies de la mère Thérèse. Mais tandis que le rôle de ces deux dernières laïques fut très vite oubliéPourtant, en 1577, c’est encore Doña Guiomar qui signe la demande de changement d’obédience – de l’évêque d’Avila à l’Ordre du Carmel – de ce même monastère San José. Ibid., p. 200-201., il en fut autrement pour la duchesse de Longueville considérée longtemps comme la fondatrice du carmel de FranceLe dictionnaire de Furetière (1690) donne entre autres pour le mot « fondateur » la définition suivante : « qui a fondé ou doté une église»… L’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert (1750-1772) donne pour le même mot : « Celui qui a fait construire ou qui a doté quelque église, collège, hôpital ou fait quelque autre établissement ». Tel est bien le rôle de la duchesse de Longueville pour le premier carmel de Paris..

Ensuite, Michel de MarillacMichel de Marillac (1563?-1632), futur garde des sceaux de France. Il est l’auteur du Code Michau., alors conseiller au parlement de Paris et maître des requêtes. Il ne fréquente pas le salon Acarie, mais à la lecture de « la Vie de sainte Térèse […] il crut entendre une voix intérieure qui lui dit que telle était la volonté de Dieu [faire venir les carmélites en France]. Il se rendit alors à ce que Dieu demandait de luiBoucher J.-B., Vie de la bienheureuse sœur Marie de l’Incarnation… , Paris, H. Barbou, 1800, p. 223. ». Il fut mis en rapport, peu de jours après, avec Madame Acarie et ce fut à point nommé, pour faire sceller rapidement, grâce à ses bonnes relations avec le chancelier de Bellièvre, les lettres patentes que le roi venait d’accorder« La première des grandes œuvres ou j’ay travaillé avec elle est l’institution de l’ordre des Religieuses Carmelines en France ce qui arriva ainsy que je diray sur la fin de l’esté de l’année mil six cens deux estant de retour dung voyage que j’avois faict à nostre dame de Liesse durant lequel Dieu m’avoit donné quelque pensée pour désirer qu’il y eust en France un establissement des monastères de la bienheureuse mère Térèse à présent canonizée, et d’en traicter avec une certaine damoiselle veuve qui s’applicquoit volontiers aux bonnes œuvres, à présent décédée. Je parlé à ceste damoiselle laquelle ayant entendu mes pensées me dist qu’en ce mesme temps là on travailloit à cest establissement et m’adressa à ladicte damoiselle Acarie à laquelle j’en parlé dont elle tesmoigna beaucoup de contantement pource que l’on en estoit fort avant sur le dessein de cest affaire […] Jappris lestat de cest affaire lors et suyvant la résolution prise avec ces gens de bien de travailler à faire establir un monastère dudict ordre de la réformation de Ste Térèse, deux ou trois jours après ladicte damoiselle m’apporta en nostre logis à Paris les patentes du Roy toutes dressées pour ledict establissement qui estoient signées par feu Monsieur de Villeroy secrétaire d’estat, affin de les faire sceller et d’en prier Monsieur le Chancelier de Believre duquel je recevois beaucoup damityé […] auquel je présenté lesdictes lettres et y fist mettre le sceau de bon cœur ». ASV, Riti 2236, proc. ap. Rouen s. virt. Acarie, 1630-1633, f° 763 v-764 r.. De 1602 à 1614, il est aux côtés de Madame Acarie, payant largement de son temps, de sa personne et de ses fonds pour l’établissement des premiers couvents : Paris, Pontoise, Amiens principalement. Bref, Madame Acarie elle-même le déclarera « fondement de cet édifice pour le temporel« A la fin de la cérémonie [pose de la première pierre du chœur du premier carmel de Paris]… elle [Madame Acarie] dit à Monsieur de Bérulle : Vous serez le fondement de cet édifice, pour le spirituel ; elle dit ensuite à Monsieur de Marillac : Et vous, pour le temporel ». Boucher J.-B., op. cit., p. 243.
Contrairement au cas de la duchesse de Longueville, le rôle de ces deux grands serviteurs du premier carmel s’étendra à d’autres monastères, à des degrés divers.
». A noter que Marillac, composant l’épitaphe de sœur Marie de l’Incarnation, fera graver dans la pierre dès 1618 : « Elle a été la principale fondatrice de l’œuvre en FrancePierre tombale (1618) exposée de nos jours dans l’église du carmel de Pontoise. ».

Ensuite, François de SalesSaint François de Sales (1567-1622) sera consacré évêque le 8 décembre 1602. Sa lettre pour appuyer en cour de Rome la fondation du Carmel réformé en France est datée de novembre 1602., qui adresse au pape une lettre de recommandation pour accompagner la supplique rédigée par la duchesse de Longueville. Malgré cet appui et celui du roi Henri IV, cette demande de fondation rencontre à Rome d’énormes obstacles et attend plus d’un an avant d’être accordée (bulle In Supremo du 13 novembre 1603). Mais, détail étonnant, François de Sales ne sera pas tenu au courant de la suite des événements ! Dans sa réponse à une lettre de Monsieur de Brétigny, en juin 1605, il le remercie de lui avoir appris que l’Ordre du Carmel était implanté en France et prospérait, et lui demande « les particularités de cette arrivée »« Je vous remercie infiniment[…] d’entendre les heureuses nouvelles du progrès des monastères de la sainte Mère Thérèse en nos Gaules […] Vous m’obligerez extremement si, à vos commodités, vous me faites part du succès et des particularités de l’arrivée de cet Ordre en France et des âmes qui s’y sont réduites. » Œuvres de St François de Sales, édition complète, Lyon, Paris, 1904, tome XIII, lettre CCCXVIII, du 23 octobre 1605 à Monsieur de Brétigny. L’autographe de cette lettre est conservé au Carmel de Pontoise. !

Ensuite, une jeune veuve, Madame Jourdain, née Louise GalloisLouise Gallois, veuve Guillaume Jourdain (1569-1628), future mère Louise de Jésus, fondatrice des carmels de Chalon-sur-Saône, Dole et Besançon.. C’est elle qui va solutionner le « comment » de cette implantation. A Madame Acarie hésitante sur les moyens à prendre, elle va affirmer « qu’il faut des carmélites d’Espagne et qu’il faut les y  aller chercher », se proposant pour cette mission à risques. Il est nécessaire de lire son récit de la tempête dans le golfe de Gascogne ou du passage des Pyrénées, à dos de mule « quinteuse », sans harnais ni selle, pour se faire une idée de ce que représentait l’expédition« Ces mulles estoient en tel équipage qu’elles n’avoient que ung lycol et une pièce de quelque grosse estoffe sur le dos ». Le voyage d’Espagne, écrit de la Vénérable Mère Louise de Jésus, morte en odeur de sainteté dans notre monastère des Carmélites de Dole, publié par les soins du Père Pierre Sérouet, ocd, dans Carmel, 1960/III, p. 232.. Dans ce même récit, elle avance très discrètement que c’est grâce à elle et aux deux autres dames françaises que le nonce a pris les moyens de faire entendre raison aux carmes espagnols. En effet, elle a intéressé au but du voyage un religieux wallon des Clercs mineurs de Valladolid qui « parlait fort bon » le français et auquel elle se confessait. Le supérieur de ce religieux était le confesseur du nonce qui fut ainsi bien informé et du projet et de la qualité spirituelle de ceux qui le menaient. Il ne pouvait que leur être favorable ! Ainsi Madame Jourdain, initiatrice du voyage, a aussi contribué efficacement à son succès« Ce très bon Père fut aussy fort content et réjouy et luy sembloit avoir trouvé quelque trésor et elles lui dirent le subiect qu’elles avoient qui les arrêtoit en Espagne, ce qui ne luy donna pas peu de dévotion et bonne volonté envers elles et s’affectionna à leur aider en leur affaire. Ce qu’il fit l’avança beaucoup, je ne sçais sy je ne dois point dire que nous luy en devons la consommation, d’autant que son supérieur estoit confesseur de Monseigneur le Nonce qui pour lors estoit en Espagne, lequel supérieur estoit un homme sainct et parfait. [… ]Le confesseur des Françoises prit leur affaire fort à cœur et en parla plusieurs fois à son supérieur affin de luy en expliquer toutes les circonstances et que, l’ayant bien comprise, il pût en informer Monsieur le Nonce et nous mériter sa protection ».
Le voyage d’Espagne, art. cit, dans Carmel, 1960-IV, p. 312.  Pour la suite de cette communication, il est intéressant de noter que le texte ci-dessus en italique est pris dans la copie de ce récit conservée au carmel de Troyes, les pages correspondantes de l’autographe conservé au carmel de Clamart étant en partie et irrégulièrement déchirées !
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Ensuite, il y a Monsieur de BrétignyJean de Quintanadueñas de Brétigny (1556-1634), d’origine espagnole par son père, entra en rapport avec les carmélites de Séville dès 1583. Il ne fut ordonné prêtre qu’en 1598 mais joua un rôle très important pour l’expansion du Carmel thérésien en France et en Flandre. Bien plus encore que Madame Acarie, il fut laissé dans l’ombre. Le Père Pierre Sérouet, ocd, a réhabilité en quelque sorte ce personnage de premier plan dans l’introduction du Carmel en France par son livre, Jean de Brétigny (1556-1634), aux origines du Carmel de France, de Belgique et du Congo, Louvain, Publications universitaires de Louvain, 1974, 434 p.. Il porte le projet depuis une vingtaine d’années ; il a traduit les écrits de la Mère Thérèse ; il est prêt à tous les services, même ceux pour lesquels il n’est guère doué en raison de sa trop grande bonté, telle cette négociation avec les carmes espagnols. Il est néanmoins le chef de la petite expédition arrivée en Espagne depuis deux mois sans avoir pu faire avancer les affaires, peut-être en raison des consignes reçues de Pierre de BérulleVoici ce que lui écrit Bérulle : « Je vous supplie de changer d’ordre et de manière de procéder en la conduite de cette affaire jusqu’à ce que vous ayez un avis de nous ou quelqu’un de nous autres de par deça pour vous assister. Contentez-vous, s’il vous plaît, de mettre le pied dans le pays, de vous rendre droit à Valladolid […], sans vous adresser ni au roi, ni à la reine, ni à Mr le nonce, ni à Mr l’ambassadeur, ni aux pères de l’Ordre. » Correspondance du cardinal Pierre de Bérulle, éditée par Jean Dagens, Paris-Louvain, 1937. Lettre à M. de Brétigny, 24 novembre 1603, tome I, p. 27. Il faut absolument du renfort. Après l’arrivée de ce dernier en Espagne, il passe au second plan et, outre sa fonction de traducteur, son rôle va consister pour une bonne part à fournir les fonds, et il le fera avec autant de largesse que de désintéressement. Sans sa bourse et ses relations, que seraient devenus ses compagnons lorsqu’au terme (ou presque) d’un voyage de onze mois en terre étrangère ils durent sinon fournir du moins garantir aux carmes une « caution de  deux mille écus d’orSérouet P., Jean de Brétigny (1556-1634), op. cit., p. 194. » ? N’a-t-il pas une part et des plus importantes dans l’implantation du Carmel en France ? Ne mérite-t-il pas le titre de fondateur ?

Enfin, il y a un autre collaborateur et pas des moindres ! Monsieur de BérullePierre de Bérulle (1575-1629) fut aumônier du roi, cardinal en 1627, grand artisan du développement des carmélites en France, et fondateur de l’« Oratoire de Jésus ». Il  a laissé d’importants ouvrages de spiritualité, et il est à l’origine de ce que l’on appellera l’Ecole française de spiritualité. A son corps défendant, il a joué aussi un rôle politique.. Il participe aux assemblées qui ont décidé de réaliser ce projet. Il s’active pour trouver l’emplacement du futur carmel et seconde sa cousine dans le suivi spirituel des candidates à la vie carmélitaine. Aussi Mme Acarie le déclare-t-elle «  fondement de cet édifice pour le spirituelMarillac M. de, De l’érection et Institution de l’Ordre des religieuses de Nostre-Dame du Mont-Carmel…, Paris, E. Martin, 1622, p. 51. » mais ne le désigne pas pour le voyage d’Espagne. Ses obligations à la Cour (il est l’un des aumôniers du Roi) le retiennent à Paris. Beaucoup voient en lui un ecclésiastique d’avenir et sa famille, en particulier, le protège beaucoup. Mais devant l’absence de résultat des démarches  de Jean de Brétigny en Espagne, Madame Acarie se tourne vers lui et lui demande de se porter en renfort de la petite expédition.
Curieusement, Pierre de Bérulle qui va passer à la postérité comme l’introducteur, voire le fondateur du Carmel réformé en France, hésite ! Lui qui avait écrit le 24 novembre 1603 à M. de Brétigny : « Si j’étais bon à quelque chose, je m’offrirais et m’offre à la Sainte Vierge, si elle veut se servir de moi pour vous aller trouver dans ce pays et pour vous seconder en ce voyageDagens J., op. cit., lettre à Monsieur de Brétigny, p. 26-27. », voilà qu’il éprouve de la répugnance à demander congé au roi, ne pouvant sortir du royaume sans son autorisationEn raison de l’antagonisme politique France-Espagne, quitter le roi pour voyager dans ce pays peut en outre paraître pour le moins suspect à l’époque.. Pour discerner la volonté de Dieu qui lui paraît moins qu’évidente, « il dit et fit dire à cette intention grand nombre de messes à Nostre Dame des Vertus, à la chapelle de Nostre Dame de Lorette qui est au Temple, à S. Denys, aux Martyrs, à Sainte Geneviesve, et à plusieurs autres lieux ; et il fut longtemps auprès de l’Arche à veiller […]. Mais plusieurs jours se passerent sans qu’il peust connoistre la volonté du Ciel sur ce sujet ; et cette obscurité […] luy faisoit croire que le dessein du Seigneur n’estoit pas encore qu’il se mist en chemin » . Mais un jour la lumière vint tandis qu’il célébrait la messe. « La Sainte Vierge luy apparut ; et luy fit entendre que s’il voulait se résoudre à ce voyage pour l’amour d’elle, il luy feroit un service très agreable. Elle adiousta mesme ces paroles [… ] Je ne vous y oblige pas, et vous ne laisserez pas de m’appartenir quand vous ne le ferez pointHabert de Cérisy G., La Vie du cardinal de Bérulle, Paris, Ve J. Camusat, 1646, p. 236-237. ». Ces paroles sont étonnantes… la possibilité d’un refus est envisagée ! C’est donc par un choix personnel que Monsieur de Bérulle décide de partir. Il a juste 29 ans. Après un naufrage où il faillit laisser sa vie, puis de longs parcours à travers l’Espagne par tous les temps et après d’âpres et épuisantes négociations dont il rend compte régulièrement à Madame Acarie, il obtient grâce au nonce, il arrache, pourrions-nous dire, six carmélites au général des Carmes.
Et c’est le retour en France, à marche forcée, qui permet aux voyageurs d’échapper de justesse aux carmes espagnols, revenus sur leur accord et lancés à leur poursuite.

Ainsi arrivent en France ces six célèbres religieuses espagnoles, considérées à juste titre comme les fondatrices du Carmel français, en ce qui concerne la transmission et  l’implantation du charisme thérésien.

Aux personnes ci-dessus présentées, il convient d’ajouter René Gaultier, avocat au Grand Conseil, Madame du Pucheul et Rose Lesgu qui tous trois ont pris part au voyage d’Espagne, Monsieur de Santeuil qui négocie à Rome l’obtention du bref, Messieurs Gallemant et Duval dont les conseils et l’appui ne font jamais défaut, sans compter beaucoup d’autres qui ont servi à des titres et des degrés divers. Il  est donc évident qu’un groupe fourni a participé à l’implantation du-Carmel-dans-notre-pays. 

« C’est elle qui conduisait la barque ».

« C’est elle qui conduisait la barque ».ASV, Riti 2236, proc. ap. Rouen s. virt. Acarie, 1630-1633, f°764 r. Témoignage de Michel de Marillac.

Que Madame Acarie ait bénéficié d’une aide importante, cela est certain et n’a rien d’exceptionnel. Une grande collaboration dans les débuts se retrouve dans presque toutes les fondations d’Ordres. Thérèse d’Avila a eu l’appui de son évêque, de ses confesseurs dont saint Pierre d’Alcantara, et les services de sa famille, de ses ami(e)s, spécialement Dona Guiomar de Ulloa et sa mère,  sans oublier les quatre postulantes qui acceptèrent de se lancer dans l’aventure et sans lesquelles rien ne pouvait commencer. Ignace de Loyola, de concert avec un groupe d’amis fidèles, fonde la Compagnie de Jésus. Quant à Charles de Foucauld, c’est précisément parce qu’il était seul qu’il n’a rien pu fonder ! Ces collaborations actives et efficaces dont ont bénéficié Thérèse d’Avila, Ignace de Loyola et d’autres, n’ont pasempêché « l’âme » du projet d’émerger du groupe et d’être reconnue « fondateur(trice) ». Pourquoi en serait-il autrement pour Madame Acarie ? « Cestoit elle qui congduisoit la barque », écrit Michel de Marillac, « réalisant en elle-même sa double prédiction à MM. de Bérulle et de Marillac, étant le fondement de l’édifice, à la fois pour le temporel et le spirituel »,  écrit J.-B. EriauEriau J.-B., L’Ancien Carmel du Faubourg Saint-Jacques, Paris, 1929, p. 55.. Elle a mandaté tous les acteurs et collaboré avec chacun d’eux, agissant ainsi sur tous les plans, se risquant à la construction d’un couvent sans l’autorisation romaine pour fonder, sans capitaux assurés pour couvrir les frais de ce vaste chantier, sans l’assurance de la venue des moniales espagnoles. Elle a innové en matière de formation à la vie religieuse, puisqu’elle a ouvert un genre de pré-postulat, appelé la congrégation Sainte-Geneviève, pour regrouper et préparer les candidates à la vie carmélitaine, ce qui explique en grande partie l’expansion rapide du Carmel thérésien en France.
Rien d’étonnant alors qu’une longue tradition lui donne le titre de fondatrice pour la France.

« Notre Ordre la reconnaît pour sa fondatrice en ce royaume ».

Citation de : ASV, Riti 2235, proc. ap. Rouen s. virt. Acarie, 1630-1633, f° 622 r. Témoignage de mère Marie de Jésus (de Bréauté).

Toutes les biographies majeures qui lui ont été consacrées de 1621 à 1893 en France, à l’exception de celle écrite par P. de Montis en 1778, la présentent comme fondatrice dans leur titre ou leur sous-titre même : André Duval en 1621La Vie admirable de sœur Marie de l’Incarnation, religieuse converse en l’Ordre de Nostre-Dame du Mont-Carmel et fondatrice d’iceluy en France appellée au monde la demoiselle Acarie., op. cit. , biographie plusieurs fois rééditée jusqu’en 1893, Maurice Marin en 1642La Vie de la servante de Dieu sœur Marie de l’Incarnation, religieuse converse et fondatrice de l’ordre de Nostre-Dame du Mont-Carmel en France. et 1666, Daniel Hervé en 1666La Vie chrétienne de la vénérable sœur Marie de l’Incarnation, fondatrice des Carmélites en France. et 1690A noter l’importante notice que François Giry consacre à Madame Acarie dans Vie des Saints, tome II, Paris, 1696,colonnes 1730-1743 : La Vie de Sœur Marie de l’Incarnation, Fondatrice des Carmélites de France., Jean-Baptiste Boucher en 1800Vie de la bienheureuse sœur Marie de l’Incarnation, dite dans le monde Mlle Acarie, converse, professe et fondatrice des carmélites réformées de France., 1854, 1873, et 1892.
Dans les différents témoignages de ses contemporains, nous lisons :

  • en mai 1618, sous  la  plume du Père  Pierre Coton, jésuite  et  confesseur  du feu roi Henri IV : « On peult dire avec vérité que Dieu s’est servy de sa particulière entremise pour l’establissement […] en France des Carmélines ASV, Riti 2233, proc. ord. Rouen s. fama Acarie, 1622-1627, f° 64 r.».
  • en  septembre 1619, sous  la  plume  de Dom Sans de Sainte-Catherine, général des Feuillants : « c’est elle qui est cause de l’establissement des CarmélinesASV, Riti 2233, proc. ord. Rouen s. fama Acarie, 1622-1627, f° 70 v. ».
  • en novembre 1620, sous la plume de Louise Jourdain, devenue prieure du carmel de Besançon : « Il ne se peut ignorer que nostre bienheureuse soeur Marie de l’Incarnation ne soit celle que la Majesté Divine a, comme ung instrument en sa main, prise, tirant avec ce divin pinceau, les premiers traits de ce que sa divine volonté avoit déterminé de dresser et laisser en terreLettre à Bérulle, 4 novembre 1620, publiée dans Carmel, 1961/2, p. 153. ».
    Entre 1630 et 1633, de nombreux témoignages recueillis lors du procès pour sa béatification vont dans ce sens. En voici quelques-uns :
  • un prêtre de Paris puis d’Amiens, l’abbé Jean-Baptiste Truchot : « Toute la France et principalement Paris scait comme elle s’est comportée en l’establissement de l’Ordre des carmélitesASV, Riti 2235, proc. ap. Rouen s. virt. Acarie, 1630-1633, f° 293 v. ».
  • une prieure du carmel d’Amiens, mère Françoise de Jésus (de Fleury) : « Elle a conduict à chef l’establissement de nostre Ordre en ce royaumeASV, Riti 2235, proc. ap. Rouen s. virt. Acarie, 1630-1633, f° 364 r. ».
  • la marquise de Bréauté, devenue mère Marie de Jésus, seconde prieure française du « grand couvent » : « Comme Dieu l’avoit chargée de l’entreprise de l’establissement de nostre Ordre en ce royaume, aussy avoit-elle tout le soing et la principale conduicte des choses […] Nostre Ordre la reconnoit pour sa fondatrice en ce royaumeASV, Riti 2235, proc. ap. Rouen s. virt. Acarie, 1630-1633, f° 605 et 622 r. ».
  • une professe de Pontoise, ayant participé avec les Mères espagnoles aux fondations en Flandre, et fondatrice des carmels d’Orléans et de Reims, la mère Marie du Saint-Sacrement (de Saint-Leu) : « Il est notoire à toute la France que Dieu a choisy ceste bienheureuse pour establir et fonder l’Ordre des carmélites en France […] Toute la bénédiction et accroissement que l’on y voit aujourd’huy, luy doit estre attribué après Dieu car elle y a servy en toute sorte, au spirituel et temporel […] pour l’Ordre, elle estoit la vraye mère et fondatriceASV, Riti 2236, proc. ap. Rouen s. virt. Acarie, 1630-1633, f° 190 r et 203 r. ».

Et pour terminer cette brève énumération, voici les propos de la marquise de Maignelay (Marguerite de Gondy), restée dans le monde : « Personne n’ignore qu’elle ne soit cause, après Dieu, de l’establissement de l’Ordre des Carmélites en ce royaumeASV, Riti 2236, proc. ap. Rouen s. virt. Acarie, 1630-1633, f° 397 v. ».

Des gravures sont éditées, dont la légende rappelle son rôle dans l’introduction des carmélites, telles celle de Nicolas Viennot (d’après Simon Vouet), celle de Jacques Honervogt, ou celles de Hermann Weyen et de Jean LenfantDe ces quatre graveurs du XVIIe siècle, l’on sait que Nicolas Viennot était graveur à Paris vers 1630, Jacques Honervorgt était graveur et éditeur à Paris, Hermann Weyen mourut à Paris en 1672 et que Jean Lenfant (vers 1615-1674), qui date de 1666 sa gravure de Sœur Marie de l’Incarnation, meurt lui aussi à Paris.. Voici, à titre d’exemple, un extrait de la légende au bas de la gravure de Hermann Weyen : « Ordinis Carmelitani fuit in Gallia fundatrix ».

De même, vers la fin du XVIIIe siècle, la mère Thérèse de Saint-Augustin, dernière fille de Louis XV et carmélite à Saint-Denis, écrit au pape pour demander une grâce : « la canonisation de notre vénérable sœur Marie de l’Incarnation, c’est la Thérèse de la France, […] une seconde fondatriceImbert de Cha(s)tenoy D.-N., Bienheureuse Marie de l’Incarnation – Historique de la cause – 1622-1791, manuscrit, 1791, p. 158 (manuscrit conservé au carmel de Pontoise). ». Pie VI lui répond, en reprenant les mêmes mots : « Nous ne désirons rien d’avantage que de trouver quelque consolation qui nous soit commune […] que la vénérable servante de Dieu, Marie de l’Incarnation, fondatrice des carmélites déchaussées de France, et que pour cette raison vous pouvez, après Sainte Thérèse, appeler votre Mère, soit mise au nombre des bienheureuxIbid., p. 163, lettre du 25 décembre 1782.. »
Mais, dans ce concert d’affirmations de la qualité de fondatrice de Marie de l’Incarnation, de fausses notes se font entendre, ici en sourdine, là très clairement.

L’opposition.

Dès 1621, André Duval, le premier, s’en fait l’écho. Pourquoi termine-t-il la biographie de Marie de l’Incarnation sur le chapitre : « Comme elle doit estre justement appellee fondatrice de l’Ordre en France » ? Pour lui cela ne fait aucun doute : « aux fondateurs des Ordres plusieurs conditions se doibvent retrouver : premièrement, d’estre poussé et suscité de Dieu à ce dessein ; secondement, d’y endurer maintes traverses ; troisièmement, d’en avoir par-dessus tous le soing ; et enfin de recognoistre les esprits et la vocation de ceux desquels Dieu se veut servir en l’Ordre. Or, pas un de ceux qui auront tant soit peu cogneu nostre bienheureuse, ne pourra aucunement douter que cet honneur ne luy soit justement deubDuval A., op. cit., p. 803. ». Et de démontrer que cela ne fait nul tort à la bienheureuse mère Thérèse qui reste le fondement premier et principal pour tout l’Ordre, en tous pays ! Il souligne que Madame Acarie a travaillé plus que tous ses collaborateurs, et soutient que sa condition de laïque mariée ne peut lui retirer ni le droit ni le mérite de fonder un Ordre composé de vierges ou de veuvesA l’époque, l’état du mariage était considéré comme très inférieur à l’état de la vie religieuse. Duval, entre autres arguments, avance que vues les difficultés de la fondation, il « convenait que celle qui devait entreprendre cette œuvre en France ne fût pas alors religieuse ».
Le cas de Mme Acarie n’est pas unique dans l’Eglise. Concepcion Cabrera de Armida (1862-1937), mexicaine, fonda en 1897 une congrégation religieuse : les contemplatives de la Croix. Elle était alors mariée, mère de 7 enfants. Après cette fondation, elle eut encore 2 enfants. Devenue veuve en 1901, elle resta dans sa famille et mourut entourée de ses enfants et petits-enfants. Son procès en béatification est ouvert.
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En ce même XVIIe siècle, les portraits gravés par Sébastien Bourdon, Isaac Briot, Jean Messager ou Balthazar Moncornet, ne portent plus comme légende que « religieuse converse en l’Ordre de Notre Dame du Mont-CarmelIsaac Briot (1585-1670), Jean Messager ( ?- 1649), Balthazar Moncornet (1600-1668) sont graveurs à Paris où ils décèdent. Sébastien Bourdon (ou Boudon) n’a pas laissé de trace. ». Quels en sont les commanditaires ?

Enfin, pourquoi en 1778, le postulateur de la cause de Marie de l’Incarnation à Rome écrit-il à propos de la publication de la positio super virtutibus : « Il est à remarquer que dans ce titre ainsi que dans celui du mémoire précédent, on approuve contre le sentiment de quelques uns de nos critiques, la qualité donnée à notre vénérable de fondatrice des carmélites de FranceImbert de Cha(s)tenoy D.-N., op. cit., p. 271. » ?
C’est donc qu’à la fin du XVIIIe siècle, certains lui refusent encore cette qualité de fondatrice…

Est-il possible de préciser un peu qui sont ces opposants ? Des confidences de la mère Angélique ArnauldAngélique Arnauld (1591-1661), abbesse réformatrice de Port-Royal, fut un temps abbesse de Maubuisson, près de Pontoise. à son neveu Antoine Le MaistreAntoine Le Maistre (1608-1658), avocat célèbre, abandonna une brillante carrière pour se joindre aux Messieurs de Port-Royal. nous proposent deux pistes de recherches que des documents anciens vont pleinement confirmer. Le témoignage de cette mère est particulièrement précieux, car il est donné tardivement (17 mai 1654), hors du Carmel, et connu par sa publication en 1742, soit plus d’un siècle après les évènements relatés.

Première confidence de la mère Angélique Arnauld.

« Quand j’allai à Pontoise (en 1618) peu après la mort de cette bonne femme [sœur Marie de l’Incarnation], les Mères [du carmel] de Pontoise me dirent que M. de Bérulle était venu la trouver, […] son esprit était changé, et il n’était plus dans la pensée, comme autrefois, de la rendre fondatrice en France, comme il disait en avoir eu quelque vision. Il s’était plus lié avec les filles de Paris, et avec celles qui avaient relégué cette sainte femme à Pontoise, qu’avec elle, quoique ce fût son ancienne amie Mémoires pour servir à l’histoire de Port-Royal et à la vie de le Révérende Mère Marie-Angélique de Sainte Magdelaine Arnauld, réformatrice de ce monastère, Utrecht, 1742, 3 vol., tome II, p. 313. ».
Voilà qui est étrange : de quel droit Monsieur de Bérulle décernerait-il à soeur Marie de l’Incarnation un titre que sa mission et son travail lui ont acquis de facto ? Et de quel autre droit le lui retirerait-il ?  Qui à ses yeux le mériterait plus qu’elle ? La réponse commence à être donnée dès la première biographie de Pierre de Bérulle qui parait en 1646.

Comment naît une tradition.

Germain Habert, abbé de Cerisy, tend  à prouver tout au long de son livre que ce titre revient à Pierre de Bérulle tout autant qu’à Madame Acarie, car, après avoir souligné leur union intime, il écrit :
« Cette affection et cette intelligence qui dès le commencement avoient esté si grandes, s’accrurent visiblement quand Dieu les associa pour travailler à l’establissement des Carmélites. Et comme on void l’amour des pères et des mères redoubler à la naissance d’un bel enfant, cette bonne oeuvre et cette production commune de ces deux âmes furent un nouveau noeud qui les unit encore plus estroitementHabert de Cérisy G., op. cit., p. 116.. »
Après avoir rappelé l’apparition de la Mère Thérèse à Madame Acarie et son choix d’en faire la   « mère du Carmel de France », il poursuit : « M. de Bérulle fut aussitost adverty par cette bienheureuse de l’apparition qu’elle avoit euë, et cette Marie le prit pour estre comme le Joseph qui devoit cultiver et eslever avec elle un si noble fruitIbid., p. 209.. » Ce qui ne l’empêche pas d’écrire quelques pages plus loin, à propos de la rencontre surprise à Tours, en 1603, de Bérulle avec mademoiselle de Fontaines-Marans, la future mère Madeleine de Saint-Joseph : « au lieu d’une maison temporelle qu’il cherchoit pour l’Ordre, il trouva une âme que Dieu avoit choisie de toute éternité, pour en fonder avec luy tout l’édifice spirituel Ibid., p. 213. ». Alors que la plupart des historiens s’accorde sur le fait que durant le voyage en Espagne M. de Bérulle rendait compte régulièrement  et abondamment de ses démarches à Mme Acarie, Habert écrit : «sans attendre qu’il luy eust escrit d’Espagne, elle-mesme luy rendoit compte de ses pensées par tous les courriers : mais elle le faisoit avec tant d’humilité et tant de déférence à la lumière que Dieu avoit mise en luy pour son œuvre, qu’elle faisoit bien voir que Dieu l’avoit associé avec elle pour l’accomplirIbid., p. 244.. » Sur cette lancée, quelques vingt quatre ans plus tard, le Père Talon, également de l’Oratoire, se permettra de dire : «  Mademoiselle Acarie […] obligée par plusieurs voyes extraordinaires de procurer l’établissement des carmélites en ce royaume, secondoit heureusement M. de  BérulleTalon J., La Vie de la Mère Madeleine de Saint-Joseph, religieuse carmélite déchaussée de la première règle, selon la réforme de sainte Thérèse, Paris, 1670, p. 43.. »

L’intention de ces auteurs est claire. Il s’agit de reléguer Madame Acarie d’abord au second plan, en tant qu’elle a collaboré  avec M. de Bérulle pour la venue des mères espagnoles en France, puis d’essayer de la faire oublier. En effet, dès le jour de l’arrivée des carmélites à Paris, Habert ne cite même plus Mme Acarie, oubliant qu’elle va au-devant d’elles, dans son carrosse, avec ses trois filles et la marquise de Bréauté, qu’elle a fait tous les préparatifs de cet accueil et aménagé la maison qui les accueilleCf. Habert de Cérisy G., op. cit., p. 275.. A noter également qu’il passe sous silence la fondation du Carmel de Pontoise moins de trois mois après, où M. de Bérulle et Madame Acarie sont présents, l’entrée de cette dernière au carmel d’Amiens où, le temps venu, Pierre de Bérulle assiste à la cérémonie de sa profession. Il n’est dit nulle part qu’elle est devenue carmélite et toutes les autres mentions la concernant dans ce livre sont en lien avec les débuts de l’Oratoire. Autrement dit, sa place et son action dans la vie du Carmel nouvellement implanté sont inexistantes.

Il est vrai, comme le résume bien Marianne Marduel, que « Madame Acarie, sollicitée à deux reprises par sainte Thérèse elle-même, éclairée par ses communications mystiques, savait bien, et mieux qu’une autre, où il fallait aller. Mais, mariée, mère de famille, il ne lui appartenait pas de prendre les leviers de commandeMarduel M., Madame Acarie et le Carmel français, éd. X. Mappus,Le Puy-Lyon-Paris, 1963, p. 63.. » Ces leviers, Pierre de Bérulle s’est empressé de les actionner, et à partir de 1614, l’année même où Madame Acarie s’efface de la scène publique par son entrée en religion dans la condition de « servante », de les monopoliser ou quasi. Son action dans le développement de l’Ordre en France devient alors considérable. Il préside à la fondation d’environ trente-trois monastères de carmélites qui légitimement le considèrent comme leur père. D’où l’impression, pour beaucoup, qu’il a tout fait depuis toujours, et donc qu’il est l’introducteur purement et simplement du Carmel en France, titre mille fois donné jusqu’à notre époque, comme par exemple dans un article du journal La Croix du 2 juillet 1999 : « … autres grandes figures dont l’influence dépasse nos frontières : Madame Acarie (1566-1618), le cardinal Pierre de Bérulle (1575-1629), qui fonde l’Oratoire de France et introduit la réforme du Carmel en FranceLe riche héritage de l’Ecole française de spiritualité. Article de Claire Lesegrétain paru dans le journal La Croix du 02/07/1999, p. 12. » !
Influencées par le livre de Germain  Habert, puis par ceux de Jean-François Senault et Jacques Talon dont il sera parlé plus loin, des générations de carmélites ont pensé et écrit dans ce sens. Un échantillon significatif nous en est fourni par une pièce de théâtre de plus d’un millier de vers libres, remarquable synthèse de cette version de l’introduction du Carmel sur notre solL’Établissement des carmélites de France, manuscrit anonyme découvert dans la bibliothèque de l’abbaye bénédictine de Clervaux, au Luxembourg, au milieu d’archives provenant de l’abbaye Saint-Maur de Glanfeuil, en Anjou, dont les moines durent s’exiler au début du XXe siècle. Au vu de l’écriture et du support papier, ce document pourrait dater de la fin du XVIIe siècle, et son origine carmélitaine ne fait pas de doute. Il est le type même de ces séances récréatives et pédagogiques courantes chez les carmélites pour animer des jours de fête..
Voici ce que sainte Thérèse est supposée dire, s’adressant à Madame Acarie :

« Il faut que mon Ordre sous peu,
S’établisse à Paris pour la gloire de Dieu,
Vous en serez vous-même une pierre vivante,
Tout cela se fera de manière étonnante,
Mais Monsieur de Bérulle est choisi du Seigneur,
Pour en avoir la peine et dans le ciel l’honneur.
Suivez de point en point les conseils de ce guide,
Vous ne sauriez broncher, son esprit est solide,
Dieu joindra tant de grâces à ses anciens dons,
En faveur des desseins que nous entreprenons,
Qu’il fera plus lui seul que tout le monde ensemble ! »

Puisque Pierre de Bérulle a fait plus que tout le monde ensemble, il est juste de faire passer à la postérité ce qui le concerne, mais rien que cela. C’est ainsi que les deux seules lettres conservées de saint François de Sales à Madame Acarie ne traitent que de l’Oratoire. Celle de 1612 paraît entièreŒuvres de saint François de Sales, op. cit., tome XV, p. 156, lettre DCCXLVI du 21 janvier 1612.. Il y est parlé d’un problème immobilier de l’Oratoire pour lequel Madame Acarie a sollicité son correspondant. Celle de 1606 a été visiblement amputéeIbid., tome XIII, p. 153, lettre CCCXXXIII du 6 mars 1606. et seul subsiste un paragraphe où François de Sales lui dit sa joie de la prochaine visite de Pierre de Bérulle…

Deuxième confidence de la mère Angélique Arnauld.

« Quand Monsieur Duval a écrit sa vie [de Madame Acarie], il l’a voulu faire passer pour fondatrice des Carmélites en France. Mais celles de Paris le trouvèrent mauvais et voulurent attribuer cet ouvrage à la mère MagdeleineMagdeleine de Fontaines-Marans (1578-1637) devint sœur Madeleine de Saint-Joseph au carmel de l’Incarnation où elle prit l’habit le 11 novembre 1604, y fit profession le 12 novembre 1605, et fut élue prieure pour la première fois en 1608., […] très bonne fille et pleine d’esprit, qu’elles appellent même aujourd’hui leur mère et non la sœur Marie de l’Incarnation, avec laquelle elles ont été brouilléesMémoires pour servir à l’histoire de Port-Royal…, op. cit., p. 315. ». Antoine de Maistre poursuit à propos du passage de sa tante au Grand Couvent à l’été 1626 : « la mère Magdeleine, supérieure, lui parla avec grande confiance, et les autres religieuses l’appelaient la « Mère Thérèse », disant qu’elle lui ressemblait tout à fait, non seulement d’esprit mais de visage, et que la sainte avait quelques poireaux aux mêmes endroits où elle en avaitIbid., p. 318. ».
Là encore, comment les carmélites du Grand Couvent peuvent-elles décerner à leur mère Madeleine le titre de fondatrice, elle qui contrairement à Pierre de Bérulle n’avait pris aucune part à  l’introduction du Carmel ? Certes, la mère Madeleine reste une des plus grandes prieures du Carmel en France, sinon la plus grande et la plus connue, tant par la sainteté de sa vie que par ses écrits, ses fondations et son rayonnement national entretenu par l’envoi en province de prieures formées par ses soins, pour aider les carmels manquant de sœurs aptes aux charges, ou supposés tels.
Mais si ce titre — c’est une question de bon sens — ne peut être attribué à la mère Madeleine de Saint-Joseph, peut-on trouver des fondements aux propos de la mère Angélique ?
Là encore, les biographies, cette fois de la mère Madeleine, vont être d’un grand secours.

Les biographies de la mère Madeleine de Saint-Joseph.

Le premier biographe de la mère Madeleine, le Père SenaultEn fait le Père Senault utilise un manuscrit du Père Gibieuf, qu’il complète et publie., oratorien, la situe, dans le cours du livre, à une juste place en face de Madame Acarie.
Madame Acarie venait d’apprendre qu’elle serait sœur converse ; il écrit à ce propos : « Il sembloit que celle qui avoit tant travaillé pour l’establissement de cet Ordre, en devoit estre le fondement ; néantmoins Dieu voulût qu’elle demeurât engagée dans le mariage sept ou huit ans depuis l’érection des Carmélites en France, et qu’après la mort de son mary, elle s’allât confiner dans un petit monastère pour y estre humble servante de celles dont il sembloit apparemment qu’elle deust estre la mère. Et en mesme temps il destinoit notre Magdeleine (dont les pensées et les affections éstoient si éloignées de cet employ) pour eslever cet Ordre naissant, pour luy donner sa perfection, et pour achever heureusement ce que Mademoiselle Acarie avoit saintement commencéSenault J.-F., La Vie de la Mère Magdelaine de Saint-Joseph, religieuse carmélite deschaussée de la première règle, selon la réforme de sainte Thérèse, Paris, 1645, p. 41. ». Mais, le même auteur avait déjà dit de la mère Madeleine, dans la préface, que Dieu « l’avoit choisie pour estre la principale colomne d’un grand Ordre dans la France et qu’il en vouloit faire une seconde Thérèse », et il ajoute que M. de Bérulle, lors d’un voyage, « trouva nostre Magdelaine qui en devoit estre le fondement et la base et l’engagea sans y penser dans un Ordre dont Nostre Seigneur vouloit qu’elle fût la Mère en ce RoyaumeIbid., préface et p. 40. ».

Quelques années plus tard, reprenant le texte du Père Jean-François Senault et le complétant, le Père Jacques Talon prête à Madame Acarie — car elle reste une référence — des éloges appuyés sur Mademoiselle de Fontaines-Marans (la future Mère Madeleine) lorsqu’elle présente la postulante aux mères espagnoles, « ajoutant par esprit de prophétie qu’un jour cette fille en seroit le soutien [de l’Ordre], l’honneur et la gloire, et enfin que dans cet establissement c’estoit un riche présent que Dieu faisoit à la religion du Carmel que de la luy donnerTalon J., op. cit., p. 64. ».
Principale colonne, fondement, base, et mère du Carmel en ce Royaume, il restait à souligner la parenté spirituelle de la mère Madeleine avec sainte Thérèse, conformément aux confidences de la mère Angélique.
Alors que le Père Senault décide de ne point parler de la dévotion de la Mère Madeleine pour sainte Thérèse « parce toute sa vie a fait assez paroistre l’amour et la révérence qu’elle luy portoitSenault J.-F., op. cit., p. 345. », le Père Talon au contraire y consacre plusieurs pages dont ces lignes sont assez représentatives : « [la mère Madeleine avait pour] modèle la  conduite et la haute perfection de sa sainte Mère. Ce qui fit dire aux religieuses qui vinrent d’Espagne pour fonder à Paris le monastère de l’Incarnation, que la mère Magdeleine de Saint-Joseph estoit l’héritière de l’esprit de sainte Thérèse et qu’elle le feroit revivre dans la France par l’odeur de ses vertus et par la conformité qu’elle auroit avec cette SainteTalon J., op. cit., p. 555. ».
Ces biographies, au-delà d’une tradition bien établie qui consiste à donner en exemple au peuple chrétien la vie d’une sainte personne qui a beaucoup servi le Christ et son Église, soutiennent en fait le procès en béatification de la mère Madeleine de Saint-Joseph, alors en cours d’instruction. Les deux gros livres qui lui sont consacrés (Senault – Talon) font le pendant aux trois consacrés à Mme Acarie (Duval – Marin – Hervé), dont le procès en béatification, terminé, est enfin parvenu à Rome depuis six ans, quand paraît le livre du Père Talon.
Un bref aperçu du climat dans lequel ces deux procès sont soutenus, achèvera de démontrer la véracité des propos de la mère Angélique Arnauld.

« Il est bon de se réjouir du bien des autres maisons, mais chaque carmel a le devoir de protéger d’abord ses propres intérêts. »

Citation de sœur Marguerite d’AnglureMenant P., Sainteté et procédure canonique [en vue de] la béatification de la vénérable Madeleine de Saint-Joseph, mémoire de maîtrise d’histoire, Paris, 1992, p. 63. Propos de la sœur Marguerite d’Anglure, du « Grand Couvent » concernant les béatifications poursuivies par les carmels  de Paris et de Pontoise.

La mère Jeanne de Jésus (Séguier) du Carmel de Pontoise écrit à son frère le chancelier, en 1643, à propos de la prochaine visite d’Anne d’Autriche au Carmel de Pontoise : « Je souhaite fort cette visite, pour les affaires de notre bienheureuse sœurHours B., Jeanne de Jésus Séguier.  Lettres à son frère, chancelier de France, Lyon, 1992, lettre 16, p. 27. ». Cela s’entend du procès.
Au même, le 4 décembre 1644, à propos du nouvel ambassadeur de France en partance pour Rome : « J’ai cru ne devoir négliger de vous prier, quand il viendra prendre congé de vous, de lui recommander si les procès et informations de notre bienheureuse sœur Marie de l’Incarnation y sont envoyés de son temps, de faire sentir par delà que l’on affectionne ici cette affaire et la faire recommander de votre part à Monsieur du Nozet [auditeur à la Rote]. L’on m’a dit que cet ambassadeur est parent de la mère prieure de notre Grand Couvent, qui ne manquera pas de le charger de leurs commissions pour la mère Madeleine. Je sais qu’elles voudraient bien que les affaires de notre bienheureuse sœur attendissent celles de la mère Madeleine. Ce serait les perdre de les différerHours B., op. cit., lettre 41, p. 46-47.. »
En mai 1650, « la prieure du faubourg Saint-Jacques, consternée, écrit à LoutierMonsieur Loutier, prieur commendataire de Roquemaure, fut nommé postulateur de la cause de béatification de la mère Madeleine, en 1647. que Pontoise veut reprendre  la  béatification  de Marie de l’Incarnation, et que dom Maurice Marin […] s’apprête à partir pour Rome à cet effet. Elle craint que cette autre sainte carmélite française fasse une concurrence nuisible à la mère MadeleineMenant P., op. cit., p. 62. ».
Le 4 septembre 1655, la mère Jeanne Séguier écrit à la sœur Claude de la Nativité, du Grand Couvent, sa peine de ce que le Carmel de Pontoise n’ait reçu aucune demande de témoignage sur la vie de la mère Madeleine de Saint Joseph, mémoire pourtant envoyé « partout»… Et elle ajoute finement : « je croyais que c’était par un respect que vous avez à notre bienheureuse sœur à laquelle vous vouliez laisser entièrement notre application, et je croyais que quand il y aurait jour d’avancer ses affaires, le Grand Couvent et tout l’Ordre se verraient unis pour cela, et que la multiplication des saintes est l’honneur de tout l’Ordre ». Et de lui confirmer des démarches en cours à Rome pour la cause de Marie de l’Incarnation, par l’intermédiaire du nonce, en un moment où « il semble que cela convie de ne pas perdre l’occasion de parler d’elle dans le temps que le Saint Père, ayant grande vénération pour le bienheureux François de Sales, pourrait entrer dans ses sentiments pour notre Sainte (allusion à l’estime de François de Sales pour Mme Acarie)Ibid., p. 86. Lettre inédite de la mère Jeanne, copie conservée au carmel de Clamart. ».
Dans le commentaire de cette même lettre de la mère Jeanne, nous lisons : « Notre bienheureuse sœur — qui n’a jamais voulu d’autre rang que celui de sœur converse — a le privilège de l’antériorité du culte. » M. Menant propose cette lettre comme une réponse au Grand Couvent qui, en raison d’une rumeur annonçant le désir du Saint Père de béatifier une carmélite en même temps que le saint évêque de Genève, voudrait bien savoir de laquelle il s’agit. « La mère Jeanne répond à ce sujet et cherche malicieusement à alimenter la crainte qu’elle y décèleIbid., p. 63. ». Toujours est-il qu’en novembre de la même année, Pontoise fera partie des dix carmels qui refusent de donner une procuration pour la béatification de la mère Madeleine, en raison de trois termes qu’ils n’approuvent pas dont celui de « une des fondatrices du Carmel françaisIbid., p. 67-68. ».

Un siècle plus tard, les tenants de la cause de la mère Madeleine tentaient encore de lui faire accorder ce titre. La sœur Thérèse de Saint-Augustin, du carmel de Saint-Denis,  non encore prieure, en apporte indirectement la preuve. Elle soutient la cause de la mère Anne de Jésus, et comme à Rome les messieurs de la Congrégation pour les saints semblent mélanger les dossiers, elle précise bien : « C’est, Monsieur, pour la vénérable mère Anne de Jésus et non pour la vénérable mère Madeleine de Saint-Joseph que je m’intéresse maintenant, […], c’est  celle-là et non celle-ci qui est la fondatrice des Carmélites en FranceLettre au cardinal de Bernis à Rome, du 9 août 1772. Copie dans les archives du carmel de Saint-Denis, déposées au carmel de Pontoise. ». Par contre, en 1782, la même sœur (devenue mère) Thérèse de Saint-Augustin affirme à propos de sœur Marie de l’Incarnation dans sa lettre à Pie VI : « C’est la Thérèse de la France, […] une  seconde fondatriceImbert de Cha(s)tenoy, D.-N., op. cit., lettre du 18 novembre 1782, p. 158. ».   

Ces quelques extraits de lettres sont suffisants pour montrer qu’il y eut une réelle rivalité entre ces deux « causes », jusqu’au bout, et sur le point précis du rôle de chacune de ces deux saintes carmélites. La plupart de ceux qui soutenaient la mère Madeleine, et ils étaient nombreux, ne pouvaient que minimiser le rôle et l’impact de la sœur Marie de l’Incarnation, en ce qui était  finalement son Unique Œuvre carmélitaine, « la fondation du Carmel », elle qui par ailleurs n’avait ni gouverné, ni écrit. Lui ôter ce rôle de chaînon providentiel entre l’Espagne et la France, c’était en quelque sorte l’effacer dans l’histoire du Carmel de France.  On comprend alors l’accent de victoire des propos de M. Imbert de Cha(s)tenois, dernier postulateur de la cause de Marie de l’Incarnation, lorsqu’il souligne les titres des « Positio de 1787 et de 1788 » la déclarant « fondatrice de cet Ordre en FranceSacra rituum congregatio, Positio super virtutibus heroicis ven. Servae Dei Sororis Mariae ab Incarnatione, Monialis conversae professae Ord. Carmelitar. excalceatarum, ejusdemque Ordinis in Galliis Fundatricis, Romae, 1787. ». La Sacrée Congrégation avait opté.

Trois ans plus tard, le 24 mai 1791, dans le bref de la béatification, Pie VI s’exprimait ainsi : « Dieu nous fait trouver dans les vertus héroïques de la servante de Dieu, Marie de l’Incarnation, converse, et fondatrice en France de l’Ordre des religieuses de la Bienheureuse Vierge Marie du Mont-Carmel […], une source abondante de consolation spirituelle ».

Un constat : « La vérité pâtit… »

Déclarée par Pie VI« La vérité patit, mais point ne périt ».« En fin fin, la verdad padece, mas no perece ». TERESA de Jesus, Obras completas, Madrid, B.A.C, lettre du 3 mai 1579., fondatrice pour la France, Marie de l’Incarnation aurait dû être reconnue et honorée comme telle par les carmélites de notre pays. Il n’en fut rien ou quasi ! A titre d’exemples, il suffit de rappeler que Sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus (1873-1897), de Lisieux, tout comme  la bienheureuse Élisabeth de la Trinité (1880-1906), de Dijon,  ne citent pas une seule fois, du moins dans leurs écrits parvenus jusqu’à nous, leur « vraie mère et fondatrice ». Dans leurs monastères dits de «  l’Ordre en FranceIl s’agit de monastères de tradition bérullienne. », elles devaient, normalement chaque 18 avril, fêter sous une forme ou une autre, la bienheureuse Marie de l’Incarnation, unique carmélite française béatifiée jusqu’alorsLa béatification des seize carmélites de Compiègne n’eut lieu que le 28 mai 1906, cinq mois avant le décès de sœur Elisabeth de la Trinité qui en eut connaissance..
Plus près de nous, en juin 2004, le quatrième centenaire de l’introduction du Carmel en France a pu être célébré à l’Institut catholique de Paris, sans que le nom de Madame Acarie ait été prononcé !
Mais, si la « vérité pâtit, elle ne peut périr », sainte Thérèse d’Avila l’assure. A une époque où le retour aux sources est prôné, et la vérité historique recherchée, ce désintérêt de l’Ordre en France pour Madame Acarie se justifie d’autant moins que, selon le Père Rafael Mejia, près de la moitié des carmels du monde entier, en 1990, remontait par filiation à ce premier carmel de ParisMejia R., Carmelos de Francia (1604-1990), Burgos, editorial Monte Carmelo, 1992, p. 75. «Más de la mitad de los 847 monasterios con que cuenta la Orden en el mundo, descienden de Carmelos franceses». Pour tenir compte des carmels fondés par celui d’Avignon, et d’autres villes qui étaient hors de France et sous l’observance des Pères Carmes, nous avons modifié le texte du père Rafael Mejia, de « plus de la moitié des carmels » en « près de la moitié des carmels ». demandé par sainte Thérèse à Madame Acarie, et pour lequel elle s’est investie à fond. Cette vérité a retenu l’attention de sainte Thérèse-Bénédicte de la Croix, l’illustre carmélite allemandeEdith Stein (1891-1942), philosophe allemande, juive convertie au catholicisme et entrée au carmel de Cologne sous le nom de sœur Thérèse-Bénédicte de la Croix, s’est beaucoup intéressée à Mme Acarie : lors de sa traduction « sélective » de L’Invasion mystique d’Henri Bremond, en allemand, « elle traduit […] in extenso le passage relatant la vision que madame Acarie eut de Sainte Thérèse, lui enjoignant de fonder le carmel en France, car cette vision est à l’origine de l’expansion du Carmel thérésien hors d’Espagne. […] le carmel de Cologne avait à cœur de transmettre la flamme et l’amour de la bienheureuse qui avait introduit le Carmel en France ». Cécile Rastoin et Didier-Marie Golay, Avec Edith Stein, découvrir le Carmel français, Toulouse, éd. du Carmel, 2005, p. 29 et 33.  , comme le prouve l’intérêt qu’elle a porté à l’œuvre de « fondatrice » de Madame Acarie, lors de la traduction de divers écrits historiques du français à l’allemand.
Mais, en « climat carmélitain » il y a, en faveur de la Bienheureuse Marie de l’Incarnation, un argument majeur. La Mère Anne de Jésus, prieure des fondatrices espagnoles et prieure-fondatrice du carmel de Paris, d’une grande perspicacité, dont le tempérament de chef était reconnu par tous bon gré, mal gré, estima qu’il lui revenait de tout savoir sur l’origine de cette fondation. A qui s’adressa t-elle ? A Monsieur de Brétigny ? A Monsieur de Bérulle ? Non ! Par un instinct très sûr elle se tourna vers Madame Acarie qui lui répondit : « Ma Mère, je suis grandement obligée à Dieu. Je n’ai eu de part dans cette œuvre que les fautes que j’y ai commisesASV, Riti 2236, proc. ap. Rouen s. virt. Acarie, 1630-1633,f° 725. Témoignage de la mère Louise de Jésus (Jourdain). ». La noblesse d’âme et l’humilité vraie de Madame Acarie qui s’efface devant Dieu, ne l’empêche pas de reconnaître, implicitement, qu’elle a été Son instrument ! En même temps, elle se montre authentique héritière de sainte Thérèse d’Avila qui écrivait : « l’humilité est le fondement de tout cet édifice [spirituel] ; le Seigneur ne voudra pas l’élever très haut, si elle n’est pas sincère ; cela pour votre bien afin de lui éviter de s’effondrerThérèse d’Avila, Œuvres complètes, DDB Paris, 1964, 7D 4,8.. »

Fondé sur cet « abîme d’humilité » comme fut appelée la bienheureuse Sœur Marie de l’Incarnation, le Carmel français allait se développer rapidement et rayonner par d’abondants fruits de sainteté. Reconnaître ce qu’il doit à sa Fondatrice, ne serait-ce pas revenir à la source et retrouver le dynamisme des origines ?