You are currently viewing Le travail dans la vie de Madame Acarie

Le travail dans la vie de Madame Acarie

Lorsque, âgée de 22 ans, Barbe Acarie fut saisie par la sentence : « Trop est avare à qui Dieu ne suffit », elle la prit au pied de la lettre et réorienta radicalement sa vie : Dieu me suffit, donc, désormais, j’ignore tout ce qui n’est pas Dieu, j’ignore le monde, tout à fait superflu. Elle s’efforça aussitôt, avec bonheur, de vivre en la seule présence de Dieu. Ce n’était pas ce que Dieu attendait d’elle, et il lui montra qu’elle devait, quand les occasions s’en présentaient, le quitter pour le servir en son prochain.
Tout aussi radicalement, la jeune femme commença à très systématiquement pratiquer son amour de Dieu, non seulement dans la prière, mais aussi dans et par le service de son prochain. C’était le début d’une activité extraordinairement dense, d’un travail extrêmement fécond de pratiquement tous les instants, d’un travail personnel ou en équipe, en communauté, excellent et dans de multiples domaines, parce qu’elle restait entre les mains de Dieu, passant sans transition de l’action à l’oraison, et que cette façon de vivre lui valait toutes les grâces nécessaires.

LE TRAVAIL DANS LA VIE DE MADAME ACARIE

Conférence de Michel PICARD

Traiter du rapport de Madame Acarie au travail est un plaisir pour trois raisons principales :

  • D’abord, tout le monde sait ce qu’est le travail et en a une propre et large expérience ; il n’est pas nécessaire d’expliquer le concept.
  • En second lieu, les témoignages au procès de béatification – canonisation de Sœur Marie de l’Incarnation fourmillent d’indications très concrètes au sujet du travail, de celui de Madame Acarie et de celui de son entourage, placé sous son autorité.
  • Enfin, Madame Acarie a excellé en ce domaine du travail ; c’est un modèle, en grande partie compréhensible et, dans une certaine mesure, imitable ; chacun peut tirer quelque chose de son exemple.

Madame Acarie est certes connue d’abord comme mystique, mais aussi pour sa charité et elle a longtemps exercé celle-ci en s’appuyant sur une équipe de domestiques. Aussi m’est-il apparu plus facile d’étudier le rapport de Madame Acarie au travail en relatant en premier lieu son comportement d’employeur. J’évoquerai ensuite brièvement comment elle se conduisait avec les journaliers, d’une part, avec les ouvriers qualifiés et les artisans, d’autre part. Puis je montrerai comment elle a exercé en quelque sorte des fonctions de direction, comme on dit maintenantQuand la clarté du propos l’exigera, j’utiliserai le langage actuel auquel nous sommes habitués, bien qu’il s’agisse de termes ou même de notions alors inconnus ; qu’on me pardonne cet anachronisme volontaire. D’autre part, pour éviter au lecteur de se reporter à de simples références, j’assortirai les renvois d’un astérisque lorsqu’une précision ou un commentaire est ajouté. Enfin, les références ne sont pas notées lorsque ce qui est rapporté est affirmé par plus de deux témoins.. Nous verrons ensuite ce qui l’animait dans son travail personnel : à titre d’exemple, je décrirai sa première journée au carmel d’Amiens. Enfin, je conclurai en raccordant le travail de Madame Acarie au(x) devoir(s) d’état(s) et à sa mission première.

1. Madame Acarie, employeur

Lorsque le pape Urbain VIII ordonna la mise en œuvre du procès apostolique, il fixa le texte des 23 « articles sur lesquels il faut examiner les témoins au sujet de la béatification de Sœur Marie de l’Incarnation ». Le 5 ème article était ainsi libellé : « Ils (les témoins) veulent prouver qu’elle a eu un très grand soin du salut de ses domestiques, serviteurs et servantes, et qu’ils fussent un exemple de vertu et piété à un chacun, ce qui a été vrai, public ». Les déclarations des témoins sur ce sujet ne sont pas très longues ; elles représentent quand même environ 7,5 % de l’ensemble, et elles constituent une documentation précieuse pour connaître les relations entre Madame Acarie et son personnel.

Pour apprécier ces relations, essayons d’oublier notre tournure d’esprit très empreinte de droit du travail, influencée par des considérations bien plus juridiques que morales. Rappelons-nous d’ailleurs que les premières dispositions légales en ce domaine sont relativement récentes (pensons par exemple à la loi de 1841 seulement, sur le travail des enfants, et situons-nous environ 240 ans plus tôt) . En revanche, l’Église édicta sans retard excessif des prescriptions en matière sociale. Ainsi, les statuts synodaux d’Avignon de 1593 stipulaient que : « Les curés doivent… rappeler… aux pères de famille et aux maîtres… qu’il leur incombe d’y envoyer (à la messe) leurs enfants et leurs domestiques » les jours de fête.

C’était pour Madame Acarie une raison supplémentaire de prendre un très grand soin de ses serviteurs et de ses servantes « quasi autant que pour ses enfants »Mère Marie du St Sacrement (de St Leu), 2236-173., et en premier lieu de leurs âmes.

Elle favorisait la piété de ses domestiques de plusieurs façons. Ainsi les témoins assurent que :

Dans la presse de ses occupations, elle trouvait le temps de s’entretenir avec eux des choses de Dieu et de leur enseigner la pratique des vertusM. Marie de Jésus (de Bréauté), 2235-607..
Quand ses servantes l’aidaient à s’habiller, elle leur parlait des vertus dont elles avaient besoin, et quand elle les visitait ou qu’elle leur rendait quelque service, elle glissait toujours un petit discours sur Dieu et la vertuJ.B. Truchot, 2235-287..
Elle veillait à ce que ses domestiques n’entendent jamais « la pernicieuse doctrine et les méchants discours des hérétiques »M. Marie du St Sacrement (de St Leu), 2236-178..

D’une manière plus générale, elle veillait avec une grande rigueur à ce que ses domestiques s’acquittent de leurs devoirs envers Dieu : exercices de la dévotion et de l’oraison mentaleD°, 2236-173., assistance à la messe tous les jours, confession et communion aux grandes fêtes, le premier dimanche de chaque mois et même plus souvent, fréquentation du catéchisme à St Louis afin qu’ils n’ignorent rien de ce qui est nécessaire à la foi, assistance quand c’est possible aux litanies récitées dans la chapelle de sa maisonJ. L’Espervier, 2235-576., lecture de la vie des saints dans des livres qu’elle leur donnaitA. Duval, livre p. 53 et 2236-317 et M. Marie du St Sacrement (de St Leu), 2236-173., démarches pour obtenir les indulgencesM. Jeanne de Jésus (Séguier), 2235-814 et M. Marie de Jésus (Acarie), 2236-503..

Avec notre mentalité moderne, nous sommes choqués par ces exigences patronales : dans un domaine éminemment personnel, la patronne imposait sa conception et sa pratique religieuses. Une explication est donnée par Ste Thérèse d’Avila elle-même quand elle apparaît à Barbe en 1601 pour lui confier la mission d’introduire en France le Carmel réformé ; elle lui dit : « Toi qui restaures la piété en France… ». Cette restauration, elle la réalisait en premier lieu dans sa maison, à tel point que les visiteurs étaient surpris : « Elle tenait sa maison si bien réglée qu’elle ressemblait à une famille de religieux »J.B. Truchot, 2235-287. et encore « C’était une vraie maison de dévotion puisque ceux qui y demeuraient communiaient si souvent, même le plus petit laquaisJ. L’Espervier, 2235-577. ».

On le sait, Madame Acarie se préoccupait aussi du bien-être corporel et des intérêts d’autrui, en l’occurrence de ses domestiques. D’abord, et il faut le souligner parce que ce n’était pas tout à fait commun, elle « avait un si grand soin de payer tous ses serviteurs et servantes [que] jamais aucun n’a eu sujet de plainte»Michel de Marillac, 2236-811.. Si quelques serviteurs tombaient malades, « elle avait soin que rien ne leur manque et qu’ils soient tenus proprement. Elle donnait la charge de les traiter à ceux de sa maison qu’elle savait plus portés à la charitéA. Duval, p. 54. ». Elle les visitait souvent et leur portait parfois elle-même à manger. Et elle faisait cela « avec autant d’attention que si ç’avait été ses propres enfants »J. L’Espervier, 2235-577., « disant toujours quelque petit mot de Dieu aux malades pour les encourager à endurer leur mal avec patience et les exhortant aussi à prendre tout ce que leur donnait le médecin. S’il arrivait qu’un domestique soit longtemps malade, elle recommandait fort qu’on ne lui en fasse pas paraître tant soit peu d’ennuiA. Duval, p. 55. ».

Parmi les serviteurs et les servantes des Acarie, il faudrait citer d’abord Andrée Levoix, mais cela demanderait toute une conférence et l’on étudierait une sorte de cas particulier, tant ses liens avec sa maîtresse étaient forts. L’attitude de Barbe Acarie avec les laquais Étienne et Vincent est au contraire plus banale et cependant exemplaire.

Étienne, qui savait non seulement lire comme beaucoup à l’époque, mais aussi écrire ce qui était plus rare, était très dévot, très courageux, « jamais oiseux […], un grand exemple pour les autres serviteurs de la maison2236-505., dit Marie Acarie, l’aînée des filles de Barbe. Sa maîtresse le mit en métier chez un tapissier de la rue Ste CroixN. Pinette de Charmoy, 2235-487. ( Ste Croix de la Bretonnerie, probablement, dans le 4 ème arrondisssement de Paris). Quand il eut terminé son apprentissage, il tomba malade et Madame Acarie le tira de son emploi 17. Il revint la voir et lui dit notamment qu’il avait fait vœu de se consacrer au service de Dieu. Sur l’avis de son ancienne maîtresse, il se décida à servir de sacristain aux confesseurs et aux prêtres du monastère de l’IncarnationA. Duval, p. 55 et 56.. Notons donc au sujet d’Étienne : le désintéressement de Barbe qui se prive d’un excellent élément, son souci d’assurer son avenir professionnel, le maintien de leurs relations malgré la dfférence de condition, l’attention de Barbe à sa santé, son aide pour qu’il se libère de ses obligations envers son employeur tapissier, ses bons conseils pour ordonner sa vie vers le monastère.

Un jour, le laquais Vincent fut atteint de peste bubonique dans la maison Acarie. Barbe n’en dit rien aux autres serviteurs de peur de les effrayer, le mit en un lieu séparé du corps de son logis, dans une chambre où elle seule entrait. Elle l’assista elle-même, le servant, lui portant sa nourriture, faisant son lit, pansant son mal, ayant soin qu’il ne manque de rien jusqu’à ce qu’il soit guéri. Remarquons l’immense confiance de Vincent envers sa maîtresse et donc le mérite de cette confiance par Madame Acarie, l’organisation qu’elle adopte : non pas l’envoi précipité à l’Hôtel-Dieu mais l’installation dans sa propre maison, le soin qu’elle prend du malade et le risque qu’elle assume personnellement pour le bien-être de Vincent et pour la paix et la santé des autres domestiques.

Très active pour le bien spirituel et corporel de ses serviteurs, Barbe Acarie n’en était pas moins leur maîtresse, leur patronne ; elle les employait parce qu’elle en avait besoin. Comment opérait-elle, et en premier lieu comment « sélectionnait-elle » son personnel ?

Elle n’acceptait à son service que des personnes pieuses et qui soient sans reprocheJ.B. Truchot, 2235-287., honnêtes et serviablesM. de Marillac, 2236-759.. Elle ne pouvait souffrir la dissimulation, les jurons, les jeux de cartes ou de hasard, l’oisivetéA. Duval, p. 52 et 2236-316 et M. Marie de Jésus (Acarie), 2236-503..

Sur le plan de leur comportement social, elle les voulait modestes en leurs habits, honnêtes et retenus en leurs paroles, humbles et bien composés en leurs actionsS. Marie de Jésus (de Tudert), 2235-541 et M. Marie de Jésus (Acarie), 2236-506., charitables les uns envers les autres ; elle exigeait qu’ils parlent doucement entre eux et qu’ils vivent comme frères et soeursA. Duval, p. 52 et M. Marie de Jésus (Acarie), 2236-504., qu’ils s’assistent en leurs besognes et plus encore en leurs infirmitésJ. B. Truchot, 2235-287.. Elle ne tolérait ni les discordes, ni les cris, ni les paroles dissolues dont le prochain peut être scandaliséJ. L’Espervier, 2235-576., ni les refroidissements de charité et les aigreursJ.B. Truchot, 2235-287., à tel point qu’une fois elle réprimanda une fille de chambre de la rudesse dont elle avait usé à l’égard d’une compagneA. Duval, p. 52.. Mais elle n’aimait pas non plus les excès de gravitéA. Duval, 2236-317..

Bien évidemment, Barbe devait parfois prendre des sanctions ; elle les graduait avec un grand souci de charité. « Si ses servantes avaient commis quelque faute en ce qu’elle leur avait commandé, elle les reprenait avec tant de douceur et de charité qu’elle semblait plutôt une mère qu’une maîtresseA. Duval ,p. 54 et M. Marie de Jésus (Acarie), 2236-504. » . « Si un de ses serviteurs s’égarait dans le péché, elle le guérissait aussitôt par une correction opportune et le retirait de sa faute, s’abstenant toujours de paroles injurieuses ou excessivesA. Duval, 2236-317. » et « Lorsque, malgré ses remontrances réitérées, des domestiques récédivaient en leurs fâcheux déportements, elle les mettait hors de sa maisonJ. L’Espervier, 2235-576. ». Mais, nous dit A. Duval : « La plus grande peine qu’elle ressentait était quand il lui fallait tancer quequ’un ; […] elle s’y forçait pour l’amour de Dieu, et pour ne pas manquer à son obligation envers ceux qui étaient sous sa chargeP. 54. ».

Les exigences de Madame Acarie n’étaient-elles pas exagérées ? Il faut d’abord noter qu’à l’époque l’emploi de domestique était réservé à l’élite du peuple ; donc certaines de ces contraintes étaient communes à tous les maîtres. Au-delà de cette considération générale, « l’entreprise Acarie » avait un but bien précis : l’accueil, l’accueil des prélats, des chefs d’ordre, des théologiens tout autant que celui des pauvres, des prostituées, des femmes en recherche de la congrégation religieuse leur convenant le mieux et aussi, jusqu’à l’exil de Pierre Acarie, en 1594, la réception des plaideurs et de bien d’autres personnes encore. Le climat de la maison était donc extrêmement important : la paix, la réserve, le respect, la bienveillance étaient rigoureusement nécessaires. Et, comme il y avait fréquemment beaucoup de travail, tout le petit monde de Madame (et de Monsieur) Acarie devait s’entraider sans rechigner à la besogne. Rappelons ce que déclare Nicolas Pinette de Charmoy : « J’ai vu préparer en un jour sept ou huit fois à dîner »2235-489., et ce que rapporte Sœur Anne de St Laurent, qui avait effectué des remplacements de domestique à l’hôtel Acarie : « Le soir venu, elles [les servantes habituelles] étaient si lasses qu’elles n’en pouvaient presque plus »2236-59.. Mère Marie du St Sacrement (de St Leu) confirme cette abondance de travail et la lassitude des servantes, mais elle évoque l’espèce de récompense de celles-ci : « Il y avait bien du travail en leur maison à cause de tant de survenants et elles [les servantes] n’auraient su y satisfaire si ce n’était le contentement qu’elle avaient, le soir, de voir leur bonne maîtresse avec elles. Dès qu’elle leur parlait en les regardant, elle les délassait toutes et renouvelait le courage à bien faire2236-188. ».

2. Madame Acarie et les ouvriers journaliers

Madame Acarie a été frappée en 1603 par la précarité de la situation des journaliers, à l’époque de la construction du 1 er carmel. Allant le matin au chantier, elle « passait par une place […] où sont les gens qui vont pour gagner leur journée, qu’elle voyait les uns avec un outil, les autres avec un autre. […] Ces gens sortaient de leurs maisons sans savoir qui les emploierait ni à quoi ils seraient employés. Et quand on les prend, on ne leur dit pas qu’ils auront peu ou beaucoup de peine ; ils vont, s’appliquent à ce qu’on leur dit et supportent le travailM. Marie de St Joseph (Fournier), 2236-101. Madame Acarie poursuivait sa réflexion dans un élan de reconnaissance envers la Providence : « Ainsi tout dépendait de la Providence ».». Elle a évidemment employé du personnel de cette catégorie. M. de Marillac nous informe à leur sujet : « Tous les journaliers et menus ouvriers qui travaillaient pour elle étaient promptement et raisonnablement satisfaits et elle traitait ces petites gens avec tant d’amour, de douceur et d’équité qu’ils avaient une particulière amitié et révérence envers elle2236-811»

Elle a souvent été amenée à agir par pure charité : « Elle avait grand soin d’employer [à son propre compte] les pauvres gens pour gagner leur vie, encore qu’elle n’eût que faire de ce qu’ils faisaient. Elle les employait au temps de cherté à faire des ouvrages à Monbrault desquels elle se fût bien passée. […] Elle les faisait travailler quand ils n’avaient pas d’ouvrageM. Marie de St Joseph (Fournier), 2236-101 »

On reconnaît aisément la situation décrite par l’Évangile… et la très actuelle plaie du chômage, non seulement des ouvriers mais aussi des autres salariés.

3. Madame Acarie et les artisans

Le tailleur de pierres Marguerin Goubelet a travaillé sous la conduite de Barbe au monastère Notre-Dame des Champs à Paris, puis à celui de Pontoise, notamment à partir de 1616, lorsque sœur Marie de l’Incarnation y a vécu. Il déclare2236-573, à propos de cette dernière période : « J’étais extrêmement consolé quand je pouvais lui parler parce que, quoiqu’elle parlât de bâtiment et d’autres semblables choses, elle assaisonnait tellement toutes choses de l’esprit de dévotion que tout ce qu’elle disait servait d’édification ». Mais ce professionnel ne dit rien de ses conditions de travail avec Barbe.

M. Marie du St Sacrement (de St Leu) donne une précieuse information relative à ses rapports avec toute personne : « Cette bienheureuse donnait des avis conformes à la vocation de chacun […]. Avec la même prudence, elle s’accommodait avec toutes sortes de personnes, les aidait et conseillait […] selon sa capacité2236-209 ». Ainsi, « Sur le chantier, elle parlait aux ouvriers avec respect et fort doucement . »S. Anne de St Laurent (de St Lieu), 2236-73 « Elle parlait aux officiers ouvriers avec grande prudence et bon ordre [… et ils] s’étonnaient souvent de l’entendre quasi mieux parler leur métier qu’eux-mêmesM. Agnès de Jésus (des Lyons), 2236-26 ». « Elle parlait aux ouvriers en leurs propres termes et leur donnait des inventions »S. Marie du St Sacrement (de Marillac), 2235-719. C’est de cette façon qu’elle s’est notamment conduite avec « quelquefois plus de cent ouvriers au bâtiment du couvent dont elle avait le soin de tous »M.Louise de Jésus (Jourdain). 2236-725. A. Duval précise dans son livre, p. 134 : « Ce lui était un incroyable travail de se voir parmi ces ateliers et tant d’ouvriers […] pour son esprit qui était extrêmement porté à la retraite et à la solitude »..

Néanmoins, des tensions se produisaient. Alors, « son regard seulement mettait chacun à son devoir, à se maintenir et à s’acquitter de ses obligations »M. Marie du St Sacrement (de St Leu), 2236-209 et « Quoiqu’ils se missent quelquefois en colère, elle leur répondait toujours avec la même douceur »S. Marie du St Sacrement (de Marillac), 2235-719.

Venons-en à la rémunération des artisans. M. de Marillac nous donne l’information générale : « [Aux entrepreneurs] elle gardait si nettement la justice que c’était pure vertu […]. Elle disait qu’il fallait rendre justice à Dieu aussi bien qu’aux ouvriers et elle agissait sérieusement en cette vue […]. Les marchands et ouvriers étaient plus satisfaits d’elle que personne parce qu’elle leur faisait connaître la justice, avec tant de bénignité et de raison et avec la bénédiction de Dieu, qu’ils demeuraient très satisfaits2236-810 et 811 ». M. de Marillac poursuit ses explications en décrivant l’attitude de Mme Acarie avec les marchands, mais on peut les extrapoler aux entrepreneurs : « Elle avait une parfaite connaissance de la valeur [des matières et matériaux employés], elle connaissait leurs chiffres, voyait leurs papiers et leur disait franchement : « Cela vous coûte tant, vous y devez gagner tant, voilà le prix qu’il vous faut, qu’elle arbitrait d’une justice si égale que le marchand [ou l’entrepreneur] n’y contredisait pas 47».

Cette très rationnelle organisation comporta quand même quelques accrocs, dans un sens ou dans un autre :

Au couvent de N.D. des Champs, « quand elle voyait que tout était bon et que les ouvriers avaient bien employé le temps, elle leur donnait quelque chose en plus de leur journéeA. Duval, p. 134. ».
Mais elle s’est parfois reproché sa dureté en affaires, comme le raconte M. Marie du St Sacrement (de St Leu) : « [Quand elle était converse à Pontoise], elle fit acheter quelque petite chose pour les ouvrages qu’elle faisait pour les petits oratoires du couvent ; elle dit le prix que cela pouvait valoir. Le pauvre ouvrier en demandait davantage. Cette bienheureuse dit que c’était trop cher. Sur ce arriva une de nos mères qui lui dit : « Eh bien ma sœur, cet homme qui n’eut rien pour souper hier soir, il lui faut bailler ce qu’il demande». Entendant cela, cette bienheureuse se prit si fort à pleurer que les larmes coulaient sur sa face ; et, frappant sa poitrine, elle s’accusait et disait : « Oh que je suis dure. Je n’ai pas de charité ; non, je n’ai pas de charité». Lors, elle pria notre révérende mère prieure de donner sa portion de réfectoire à ce pauvre homme2236-192. M. Agnès de Jésus (des Lyons) précise (2236-10) qu’il s’agissait de franges et avance l’hypothèse selon laquelle la prétendue diète de l’artisan la veille au soir n’était qu’un argument fallacieux pour obtenir un complément de rémunération. Que cette hypothèse de privation de souper soit crédible donne néanmoins une idée de la précarité dans laquelle vivaient certains artisans. ».
À l’inverse : « J’ai su d’un honnête brodeur qui était le sien, assure M. Jeanne de Jésus (Séguier), qu’il était devenu riche, de fort pauvre qu’il était, à force d’avoir travaillé pour elle en ornements d’église quand elle était séculière2235-819. » (c’est-à-dire dans le monde).

Madame Acarie se conduisait donc très différemment avec son personnel, avec les demandeurs d’emploi (journaliers ou chômeurs) et avec les ouvriers qualifiés ou artisans. Dans le premier cas, le salut de l’âme des intéressés et la qualité de l’accueil d’autrui primaient ; ses exigences de conduite et d’emploi du temps étaient adaptées à ce double but ; elle et son mari en assumaient le surcoût. En présence des personnes sans travail, elle était animée de compassion et elle leur donnait de l’ouvrage dans la mesure de ses moyens dans une double optique : leur procurer un revenu et leur éviter l’oisiveté. Même si elle les « assaisonnait » de quelques paroles de dévotion, ses relations avec les ouvriers qualifiés et les artisans étaient marquées par la proximité, la patience et surtout la justice, versant le prix convenable, ni plus ni moins, parce qu’elle ne supportait pas personnellement la charge financière de leur travail.

Les éléments de réflexion qui précèdent concernent principalement les rapports de Madame Acarie aux travailleurs plus qu’au travail ; il est temps d’étudier son propre comportement en matière de travail.

4. Madame Acarie, directrice

Très curieusement, surtout à cette époque, vers Madame Acarie convergeaient un grand nombre de personnes désireuses de bénéficier de ses lumières spirituelles. On peut en quelque sorte les diviser en deux catégories : les notabilités religieuses et les femmes soucieuses de leur orientation religieuse, encore que des séculiers de divers rangs aient aussi consulté la bienheureuse.

Dom Beaucousin explique très simplement pourquoi lui comme bien d’autres théologiens et des prélats prenaient son avis : « Il apprenait plus d’elle qu’elle de lui »S. Marie de Jésus (de Tudert), 2235-558 qui a déclaré : « Elle a été regardée en sa vie comme sainte par les plus clairvoyants aux choses de Dieu, […] le RP Beaucousin […] quoiqu’il fût très illuminé, assurait qu’il apprenait plus d’elle qu’elle de lui, le P. Pacifique […] d’une sainteté de vie très reconnue, le RP Coton […] qui ne pouvait assez louer et admirer les rares vertus de cette servante de Dieu, dom Sans qui […] en a écrit fort avantageusement en des mémoires qu’il a dressés sur sa vie ».. A. Duval précise qu’en effet elle « a été éminente en science (parce qu’] elle ne disait que ce que Dieu par sa lumière lui mettait dans l’espritP. 344 et 364. ». En ce domaine de la direction spirituelle, Madame Acarie écoutait donc une personne, d’ailleurs réputée savante dans le domaine considéré, et lui donnait les réponses que Dieu lui inspirait. On peut présumer que chaque audience lui était très pénible, d’une part parce que son humilité s’opposait à ces consultations, d’autre part parce que la moindre évocation de Dieu l’amenait au ravissement et qu’elle devait s’épuiser à l’empêcher. On sait que ces consultations ont été très nombreuses, pour ne pas dire systématiques, puisque, assure Sœur Marie de Jésus (de Tudert) « Il ne se faisait point de réforme, ni d’institution, ni d’entreprise tendant à la gloire de Dieu […] sans qu’elle y soit appelée2235-556. ». Madame Acarie se conduisait en définitive dans l’Église de France comme les prophètes de l’Ancienne Alliance qui transmettaient les instructions de Dieu au peuple juif ; c’était son « travail ».

Pour évoquer l’orientation par Barbe Acarie des femmes vers la congrégation leur convenant le mieux, il faut d’abord donner la parole à S. Anne de St Laurent (de St Lieu) : « La première fois que j’allai chez elle pour lui parler du désir que j’avais d’être religieuse, encore que je ne fusse qu’une pauvre fille de basse condition, elle me reçut avec autant d’amour et de charité que si j’avais été quelque chose, me donnant autant de temps qu’il en était besoin, avec autant de tranquillité que si elle n’avait que moi à satisfaire2236-59. ». Ce témoignage met en relief la disponibilité de Madame Acarie, son extraordinaire volonté d’être disponible à toutes, malgré ses multiples occupations.

Mais, bien sûr, une mention spéciale s’impose au sujet des filles groupées dans la « congrégation Ste Geneviève » ; le même témoin nous dit que Barbe y « avait soin du temporel et du spirituel »2236-60.. Mère Louise de Jésus (Jourdain) montre que ce n’était pas une activité de tout repos : « Étant ainsi lassée [par la surveillance du chantier de construction du carmel de l’Incarnation], elle revenait vers ses filles, qu’elle appelait les pierres vives ; c’était quelquefois le soir bien tard ; elle demandait un morceau de pain, sans qu’elle permette qu’on lui apprête nulle autre chose. Elle leur parlait des choses spirituelles comme si elle n’avait eu nulle autre occupation. Elle les envoyait quelquefois toutes dans une maison qu’elle avait [à Ivry…]En particulier quand la peste sévit à Paris (A. Duval, p. 136).. Elle allait les trouver pour leur parler et les dresser en l’oraison et en choses spirituelles, leur enseignant les voies de l’Esprit selon le chemin de chacune, leur parlant à toutes en particulier, et d’autres fois en général2236-724 ».

Sur un tout autre plan, et en deux occasions, Madame Acarie a dû se conduire comme un véritable président de conseil d’administration de nos actuelles sociétés anonymes : il s’agissait d’introduire en France le Carmel réformé, puis les Ursulines. Dans les deux cas, elle reçut directement de Dieu la mission précitée, elle en rendit compte à son confesseur, celui-ci réunit un aréopage (le conseil d’administration, en quelque sorte) qui statua sur le projet qu’elle présentait ; elle se soumit à sa décision d’abord négative. Elle délibéra finalement avec ces conseillers, et Mgr François de Salles affirme (à propos du Carmel) que « ce qu’elle disait était suivi et servait de conclusion »M. Marie de St Joseph (Fournier), 2236-109. Elle fut expressément chargée de la réalisation du projet et elle s’entoura des collaborateurs nécessaires (poussés par Dieu vers elle), en montrant d’ailleurs une réelle autoritéM. de Marillac écrit (2236-766) qu’après avoir envoyé en Espagne M. de Brétigny pour en ramener des carmélites, parce qu’«il avançait peu, elle y envoya le sieur de Bérulle et le sieur Gauthier». ; elle leur donna les instructions qui leur étaient nécessaires, tout à fait à la façon d’un PDG s’adressant à ses cadres supérieurs, c’est-à-dire en leur donnant des directives et en leur laissant néanmoins une large part d’intiative dans un climat de total confiance. Ainsi :

Elle avait pris avec Melle de Sainte Beuve des conventions très générales pour qu’elle soit la fondatrice des Ursulines. Le projet ayant bien avancé, elle devait l’informer de ce que cela lui coûterait. « Elle me pria, explique M. de Marillac2236-769, d’aller voir ladite demoiselle […] et lui faire entendre à combien elle s’obligeait pour cette action. Je lui en fis un peu de difficulté craignant de gâter l’affaire et qu’une si pesante parole portée par moi avec si peu d’efficace ne fit une brèche qui fût après malaisée à réparer. […] Elle me dit que je ne laissasse pas et j’y allai en la confiance de la conduite de Dieu en elle ».
Le même M. de Marillac rapporte comment était organisée la formidable entreprise d’introduction du Carmel en France : « Les choses nécessaires se conduisaient toutes par les ordres et la direction de ladite demoiselle, laquelle toutefois ne faisait rien sans en avoir auparavant conféré avec lesdits sieurs Gallement, Duval et de Bérulle [devenus les trois directeurs du Carmel et formant donc ensemble, vis-à-vis de Mme Acarie une sorte de conseil d’administration] […]. Et ces messieurs lui portaient un grand honneur, la révérait beaucoup, suivaient toutes ses ouvertures et, souvent, lui demandaient quelle était la volonté de Dieu2236-764.
Quoiqu’il ait eu la tête bien sur les épaules, P. de Bérulle était très sensible aux manifestations mystiques extraordinaires qu’il observait ; Madame Acarie le savait ; craignant que son choix de carmélites espagnoles soit trop influencé par les ravissements de certaines, elle lui adressa des consignes très fermes : « Il est nécessaire que les âmes que vous choisirez soient accompagnées de solides vertus. […] Faites choix d’esprits où reluisent particulièrement cette vertu de charité […], car sans celle-là, je ne ferai pas état des autresLettre du 18 Mars 1604. ».

C’est néanmoins sur le travail de simple exécution de Madame Acarie que les informations sont les plus abondantes.

5. Madame Acarie, simple exécutante du travail

Il est utile de se reporter en premier lieu à la jeunesse de Barbe. Fille, née dans une famille aisée, la petite Barbe Avrillot n’était pas exposée à la nécessité de travailler pour gagner sa vie. Ayant atteint l’âge de l’adolescence, elle avait seulement à suivre la volonté de ses parents, soucieux de lui trouver un beau parti. On sait qu’elle avait une vision toute différente de son avenir : elle aspirait à être religieuse pour soigner les pauvres à l’Hôtel-Dieu. Son désir était-il alors de travailler ? Probablement pas. Ce qu’elle voulait, c’était se donner en même temps à Dieu et au prochain. Comme elle se devinait dotée de talents pour soigner les malades, elle bataillait pour servir Dieu et les malades. Et elle savait bien que ce ne serait pas une simple occupation de ses loisirs mais un travail, un travail pénible.

On le sait, elle est finalement mariée, en1582, à Pierre Acarie. Sous la houlette de sa belle-mère, elle devient une femme du monde, bien plus orientée vers les mondanités que tournée vers un quelconque travail : elle brille aux fêtes, elle pouponne, elle lit… pieusement. Si pieusement qu’elle est très réceptive à la sentence : « Trop est avare à qui Dieu ne suffit », vers 1588. Sa vie est transformée et dès l’année suivante, en 1589, elle consacre ses journées à l’hôpital à soigner les blessés. Notons en passant que Barbe Acarie accomplit très exactement ce que, huit ans plus tôt, l’indomptable Barbe Avrillot voulait absolument faire : servir tout ensemble Dieu et les malades ou blesssés. En effet, peu de temps après qu’elle se soit tournée vers Dieu très exclusivement en application de la sentence, Dieu avait lui-même rectifié son orientation jugée trop absolue pour une femme dans le monde et lui avait notamment fait voir que « quand il est nécessaire, il faut descendre et se divertir de Dieu aux choses de cette vie pour le service du même DieuDom Sans de Ste Catherine, 2233-69 ». C’est bien pour le service de Dieu qu’elle vient servir les blessés à l’hôpital. Et ce double objectif sera une constante fondamentale dans la vie de Barbe : servir Dieu en servant le prochain.

Comme il a été dit, Madame Acarie se sentait (et était) douée pour soigner les malades et les blessés. C’était aussi une artiste ; outre la musique (épinette et chant), elle pratiquait avec bonheur le dessin ; ainsi, peu avant sa mort, elle a dessiné la chaire qui fut installée dans la chapelle du carmel de Pontoise. Mais elle excellait aussi dans la conception et la broderie des ornements d’église. Comme elle était ennemie jurée de l’oisiveté – et c’est là un autre aspect fondamental de sa vie – elle consacrait ses instants de loisirs à cette activité. C’était aussi un bon moyen d’éviter toute oisiveté dans sa maison : ses filles, ses servantes, les prostituées sans travail, mais aussi de nombreuses grandes dames qui lui rendaient visite brodaient des ornements, de sorte que, « quand quelque pauvre prêtre avait besoin d’ornements d’église, elle lui en donnait aussitôt, afin qu’il ne manquât point à dire sa messe journellementA. Duval, p. 74 ». Entrée au Carmel, elle a bien sûr continué cette activité et y a entraîné ses sœurs avec enthousiasme : « Elle nous disait : « Eh, mes sœurs, travaillons pour Dieu ». « Elle nous donnait mille inventions »M. Jeanne de Jésus (Séguier), 2235-819..

Revenons un instant à l’horreur que Barbe avait de l’oisiveté. M. de Marillac rappelle à ce sujet ses affres nocturnes, sa fatigue le matin, son courageux lever à l’heure voulue et ce qui la motivait alors que, pendant les trois ans d’absence de son mari, elle était en si continuelles et grandes douleurs toutes les nuits qu’elle pensait ne pas passer la nuit et qu’elle ne dormait pas. Cependant, rapporte-t-il, «L’heure ordinaire du lever étant venue, elle se levait et s’habillait pour reprendre ses [occupations] ordinaires ; elle m’en dit la raison : « Je craignais, dit-elle, que le diable me fasse ces douleurs pour me faire perdre le temps du sommeil afin que je dorme le jour et je perde le temps. Quand je pensais à m’endormir le matin, il me venait à l’esprit que j’obéissais au diable, ce qui me faisait lever à l’heure même2236-799. On reconnaît la pensée de St Benoît : " L’oisiveté est l’ennemie de l’âme », et même le proverbe latin : « L’oisiveté est la mère de tous les vices ». ».

Elle ne se contentait pas d’exiger que ses servantes s’entraident dans leurs tâches, elle participait amplement à leurs travaux : Mère Louise de Jésus (Jourdain) raconte à ce sujet : « Il y avait toujours chez elle d’assez grandes occupations. Je m’y trouvai un jour où elle disait à ses servantes : « Laissez-moi tous les soins, je les prendrai2236-722». Elle agissait bien évidemment de la même façon au Carmel, mais avec encore plus de dévouement : « Quand elle avait obtenu de nous aider à la cuisine, elle tenait cela à grande faveur. Elle cherchait toujours le plus vil à faireS. Marguerite de St Joseph (Langlois), 2235-775 ». Et son ardeur au travail étonnait : « Elle travaillait […] comme si tout le monastère devait être sustenté par son travail et qu’elle y était obligéeS. Marie du St Sacrement (de Marillac) 2235-679 ». « Sa plus grande joie était de libérer ses sœurs en accomplissant leur part de travail pour leur pemettre d’aller plus tôt à la récréationS. Marie de Ste Ursule (Thoine), 2235-453 ». « Et quand il lui semblait ne pas avoir assez travaillé le jour, elle reprenait du temps à travailler le soir, encore que cela lui fît bien mal aux yeux »S. Marie de St Joseph (Fournier), 2235-769.

Elle mettait beaucoup d’application à l’exécution de ses tâches et soulignait que les actions, mêmes les plus banales, prennent une grande dimension quand on les accomplit avec recueillement d’espritMême témoin, 776 et 764 : « La ferveur de ses paroles et de son esprit ne l’empêchait point de prendre garde de fort près de les faire bien nettes [les écuelles] : elle les frottait de tous côtés en nous disant que cette action-là n’était point petite, qu’il n’y avait rien de petit en la sainte religion, mais que tout y était grand ». C’est pourquoi elle conseillait : « Que nous prenions toujours bien garde de faire toutes nos actions avec recueillement d’esprit [car] quand on les fait par coutume, on se lasse bientôt, mais quand on les fait avec esprit, il semble que les actions soient toujours nouvelles ». 

À titre anecdotique et néanmoins profond, ajoutons qu’elle aimait se référer directement au travail de Jésus enfant, comme le rapportent :

M. Marie de Jésus (Acarie)2236-511, sa fille et sous-prieure à Amiens : « Elle parlait souvent en lavant les écuelles comment Notre Seigneur, lorsqu’il était sur la terre, par grande humilité, lavait celles de sa très sainte Mère et de St Joseph, et de l’esprit avec lequel il faisait cela et toutes les autres actions basses et de travail ».
S. Marguerite de St Joseph (Langlois)2235-768, sa collègue à la cuisine du carmel de Pontoise
« Elle avait en sa celle, tout devant elle, une image où sont le petit Jésus, la Sainte Vierge et St Joseph qui travaillent. Elle la regardait souvent, fort amoureusement. Elle me montrait son image en disant : « Regardez le bon Jésus, comme il travaille ! Et nous nous tiendrions à ne rien faire ? Voyez avec quel amour et quelle humilité il balaie ».

Elle citait aussi un autre épisode de la vie de Jésus plus directement tiré de l’ÉvangileS. Marguerite de St Joseph (Langlois), 2235-764 : « Quand je lui disais : « Ma sœur, reposez-vous, vous vous lassez par trop », elle me représentait l’affection dont Ste Marthe servait Notre Seigneur et le grand amour dont elle lui préparait à manger. Se mettant en ferveur, elle disait : « Si Notre Seigneur était sur terre et que nous avions à lui apprêter à dîner, avec quel amour et quelle ferveur nous le ferions ! Ainsi nous faut-il le regarder en nos sœurs et les servir comme lui-même avec une grande charité, sans jamais nous lasser ».  

Servir Dieu avec amour, directement et à travers le prochain, fuir l’oisiveté, aider systématiquement les autres, s’appliquer avec recueillement, tout simplement imiter Jésus ou Marthe, tels sont les grands principes qui encadraient le travail personnel de Barbe Acarie, tant dans le monde qu’au Carmel. La reconstitution de son emploi du temps le samedi 15 février 1614, jour de son entrée au carmel d’Amiens résume très concrètement sa conduite au regard du travail.

6. La première journée de travail de Barbe Acarie au Carmel

À la mort de son mari, Madame Acarie était très malade. Elle n’a pu solliciter son admission au Carmel qu’après son rétablissement. Pour hâter son entrée, elle a effectué le voyage de Paris à Amiens via Pontoise en litière, car elle n’aurait pas « pu supporter le mouvement du carrosse sans tomber »Duval, p. 237.. Elle arrive à destination vers 11 h du matin. Après de très humbles manifestations de soumission à la prieure, et même à toutes les sœurs, elle demande et obtient la permission d’aller aider à la cuisineS. Marie de Ste Ursule (Thoine), 2235-450 et S. Marie de la Miséricorde (Talissier), 2235-470, converses..

En soi, la démarche est surprenante : Barbe choisit son poste de travail. Mais elle sait mieux que quiconque que son handicap physique la rend pratiquement inapte à beaucoup de travaux ménagers alors que, moyennant quelques adaptations, elle peut très bien préparer le repas et laver la vaisselle, ou plus précisémént les écuelles, les pots et les chaudrons. D’ailleurs, puisqu’il est environ 11 h, il faut vite achever la cuisson et la présentation du repas de midi.

Puis elle demande et obtient l’autorisation de servir à table« Servir à table » est bien l’expression employée par les deux sœurs converses qui relatent le fait. Mais comme le souligne Mère Marie Jeanne, actuelle prieure du carmel de Pontoise, le service de la table s’est décomposé en deux parties jusqu’au concile Vatican II : avant que toutes les sœurs, choristes et converses ensemble, arrivent au réfectoire, les converses servaient des portions froides (voire chaudes), puis, pendant le repas, une sœur du chœur, désignée pour la semaine, servait les autres plats à toutes les sœurs. Avec cet éclairage, il faut comprendre que, ce 15 février 1614, Barbe a été autorisée par sa prieure à porter des portions toutes préparées à la place de chaque sœur, avant le repas de midi.. Nouvelle surprise puisque, habituellement, elle s’appuie sur deux potences pour marcher. Voici une explication : les potences ne lui sont pas encore indispensables pour parcourir une faible distance. En l’occurrence, il s’agit de trajets relativement courts et Barbe paiera cher ses excès d’efforts de ce jour-là, comme le souligne S. Marie du St Sacrement (de Marillac) : « Elle se pesa tant [sur sa jambe malade] que, s’étant blessée, elle ne put plus oncques depuis marcher sans potences ou bâton, excepté deux fois seulement, l’une à son habit, l’autre à la cérémonie d’un voile2235-666. ». Alors, imprévoyance, inconséquence, incapacité de gérer la situation, comme on dit maintenant ? Oui, à l’aune de nos critères, assurément, mais c’est une sainte, et sa prieure de Pontoise explique plus généralement : « La charité qu’elle avait […]Dans ce passage, la charité de S. Marie de l’Incarnation s’appliquait à une carmélite malade, mais la vie qu’elle mène le jour de son entrée au Carmel permet d’extrapoler. ne peut se dire, outre qu’envers tous elle n’avait point de réserve de sa santé ou d’incommodité, mais, comme une personne infatigable, elle était à tout ce qu’elle pensait qui contentât le prochainM. Marie de St Joseph (Fournier), 2236-111.. Ce jour-là, elle voulait manifestement alléger les tâches de ses sœurs converses. Peur-être pensait-elle aussi, comme dira bien plus tard Édith Stein : « Dieu sait ce qu’il va faire de moi. Je n’ai pas besoin de m’en soucier »Lettre à sœur Adelgundis, le 28 avril 1931, citée par Benard Sesé, in Petite Vie de Édith Stein, Desclée de Brouwer, Paris, 2003, p. 23..

Enfin, Barbe demande à laver les écuelles et la prieure lui donne son accord, mais S. Marie de la Miséricorde, qui est converse et donc préposée à l’exécution de cette tâche, s’y oppose : « Le jour que l’on entre en religion, l’on ne lave pas les écuelles »2235-470.. Barbe ne connaissait pas cette coutume et c’est le drame ; elle « s’en alla toute confuse trouver notre mère prieure, lui disant les larmes aux yeux : « Je ne suis pas digne de laver les écuelles, on m’a renvoyée ».

Curieuse conclusion de Barbe : pas digne de laver les écuelles, alors qu’elle ne s’est jamais souciée de sa dignité, bien au contraire. Je vois deux explications possibles à cette observation démoralisée :

Digne signifie parfois capable, comme dans l’expression « un digne représentant » qui veut dire une personne qui est capable de bien représenter son mandant. On comprend alors le coup de cafard de Barbe : elle ne se sent guère capable que de laver les écuelles et d’accomplir des tâches semblables et on lui conteste cette fonction pour un motif futile voire fallacieux. Donc, elle sera pour ses sœurs une charge encore plus lourde qu’elle ne le craignait, elle sera vraiment inutile, elle qui doit au contraire être la servante de toutes.
Mais Barbe emploie plus probablement le mot digne dans son sens usuel : est digne d’effectuer telle tâche celui qui mérite d’être désigné pour l’accomplir. Cette interprétation est souvent celle des chômeurs actuels de longue durée : aucun employeur ne me fait confiance. Barbe a fréquemment tenu ce langage au Carmel : mes péchés m’empêchent d’être jugée digne par Dieu d’être reprise par ma prieure, de bénéficier des remarques de mes sœurs, en l’occurrence d’être un peu utile en lavant les écuelles.

En ce samedi 15 février 1614, Madame Acarie se révèle donc fidèle à son attitude dans le monde : le service, l’aide au prochain, l’ardeur au travail, à un degré qui fait tout le sublime de son comportement. Mais il est temps de conclure.

Conclusion

Après avoir résumé ce qui précède, je retiendrai trois axes de réflexion :

  • L’accomplissement par Madame Acarie des devoirs de ses états
  • L’unique exception connue à cette règle de vie
  • La mission fondamentale de Madame Acarie

RÉSUMÉ

Madame Acarie ne supportait pas l’oisiveté : ses filles devaient toujours être occupées et Andrée Levoix était chargée d’y veiller ; ses servantes devaient meubler leurs loisirs et elle leur donnait des livres pour cela. Le travail était, à ses yeux, une bonne solution pour éviter l’oisiveté de son entourage. Mais on ne peut pas dire pour autant que Barbe reconnaissait une autre valeur intrinsèque au travail.

En revanche, elle était animée d’un grand respect pour les domestiques, les ouvriers, les collaborateurs. Ce respect se manifestait d’abord par une justice pécuniaire sans faille mais aussi par une exigence du travail bien fait par lequel chacun s’accomplit et par une attention toute particulière à leur âme : la piété de toutes ces personnes devait grandir ; qu’on se rappelle à ce sujet le témoignage du tailleur de pierres Goubelet.

Elle ne recherchait pas non plus personnellement le travail pour lui-même. Depuis que Dieu l’avait invitée, en 1588 ou 89, à redescendre sur terre pour le servir dans le prochain, l’essentiel de son temps pendant la journée était consacré au service des autres. Et ce service exigeait beaucoup de travail, une énorme activité. Sauf quand elle était alitée, elle ne s’accordait aucun répit, elle n’invoquait jamais sa mauvaise santé ou ses douleurs de toute sorte pour excuser un refus d’aide qu’elle aurait pu opposer.

ACCOMPLISSEMENT DES DEVOIRS DE SES ETATS

De fait, elle était, simultanément ou successivement, volontairement ou non, dans de multiples états. Toute jeune, elle se voyait dans le double état de religieuse et d’infirmière. Un peu plus tard, elle s’est trouvée dans l’état multiple de femme mariée, de mère, de belle-fille, de femme du monde, d’employeur. En 1589, elle a observé les conséquences de la guerre civile et s’est faite aussi infirmière et assistante des mourants. Lorsque son mari a été exilé, elle s’est retrouvée dans l’état d’une femme presque seule face à l’adversité. En attendant le bon-vouloir des juges, elle guidait alors quelques bonnes filles sur le plan spirituel. On est venu la consulter parce qu’elle était reconnue comme une personne entre les mains de Dieu. Devenue collaboratrice directe de Thérèse d’Avila, elle fut chargée d’introduire le Carmel réformé en France. Etc., etc. Finalement, elle est devenue carmélite, carmélite converse et néanmoins appelée à parler aux novices et à conseiller sa prieure.

Elle ne recherchait pas non plus personnellement le travail pour lui-même. Depuis que Dieu l’avait invitée, en 1588 ou 89, à redescendre sur terre pour le servir dans le prochain, l’essentiel de son temps pendant la journée était consacré au service des autres. Et ce service exigeait beaucoup de travail, une énorme activité. Sauf quand elle était alitée, elle ne s’accordait aucun répit, elle n’invoquait jamais sa mauvaise santé ou ses douleurs de toute sorte pour excuser un refus d’aide qu’elle aurait pu opposer.Dans tous les cas, elle a tout simplement accompli les devoirs de ses états, mais avec, en permanence, le moteur de son amour pour Dieu, de sorte qu’elle passait sans transition de l’oraison à l’action et réciproquementM.Marie de St Joseph (Fournier), 2236-100..

UNIQUE ENTORSE CONNUE À SON DEVOIR D’ÉTAT

Geneviève Acarie, le dernier enfant de Barbe, naquit le 22 février 1592. André Duval relate l’événement dans son livre en quelques lignes et en tire un parallèle entre la Sainte Vierge et Barbe. Jeanne L’Espervier en témoigne aussi à l’article 14 relatif notamment aux extases de la Bienheureuse. Aucun autre témoin, semble-t-il, n’évoque les faits de sorte que l’épisode est peu connu.

A. Duval écrit : « Elle [Barbe] fut alors tellement transportée en Dieu que les médecins et les femmes qui étaient autour d’elle pensaient que tout était perdu, et l’enfant et la mère. Elle ne s’aidait point, avait les mains jointes, les yeux élevés vers le ciel, était privée de toute connaissance et avait de si violents mouvements que l’on croyait que c’était des convulsions avant-courrières de la mort. L’enfant néanmoins vint heureusement au monde.»

Dans un moment crucial, Madame Acarie n’a donc pas accompli les indispensables devoirs que la nature lui imposait, mettant de cette façon en péril la vie de sa fille et la sienne. Pourtant, tout s’est bien passé… parce que Dieu est intervenu quand il n’y avait plus d’espoir.

Actuellement, d’assez nombreuses personnes demandent l’intercession de la Bienheureuse et certaines d’entre elles s’en ouvrent aux sœurs de ce carmel. On sait ainsi, en particulier, que, de 1955 à 2004, 76 personnes ont prié Madame Acarie en faveur d’un enfant à naître et considèrent qu’elles ont été exaucées parce que l’enfant est effectivement né et ne présente pas les malformations annoncées.

400 ans après l’intervention de Dieu dans l’accouchement désespéré de Barbe, des femmes inquiètes pour le bébé qu’elles désirent ou qu’elles portent (et quelquefois les pères avec elles) mettent toute leur confiance en Dieu, via Madame Acarie. On pourrait presque dire qu’elle est la patronne des futures mères. M gr Richard, cardinal-archevêque de Paris, a même, en 1893, souhaité qu’elle soit la patronne des familles chrétiennesSa lettre pastorale du 1 er avril 1893 dont le texte est inséré dans la dernière édition du livre d’André Duval..

MISSION FONDAMENTALE DE MADAME ACARIE

Patronne des futures mères, patronne des familles chrétiennes ! C’est séduisant, mais il faut aussi se rappeler ce que Thérèse d’Avila dit en 1601 à la jeune dame Acarie de la part de Dieu : « Toi qui restaures la piété en France ». Compte tenu de la qualité de l’auteur, Dieu, ce message est évidemment capital.

Or on apprend, en consultant le Dictionnaire de Théologie, que la piété était jadis l’amour de Dieu et du prochain, que l’amour du prochain a ensuite été en quelque sorte estompé et qu’on est revenu à la définition primitive au 16 ème/17 ème siècle, c’est-à-dire aux alentours de 1601. On peut donc dire, dans le strict respect du sens du message divin, que Madame Acarie était un artisan du retour à l’amour de Dieu et du prochain.

Alors, pourquoi ne le serait-elle pas encore ? Pourquoi ne serait-elle pas la patronne des déficients de l’amour de Dieu et du prochain que nous sommes tous plus ou moins ? Invoquée à ce titre, elle nous conduirait probablement et prioritairement, avec Benoît XVI, à bien aimer et à bien systématiquement servir le prochain pour l’amour de Dieu, comme elle, dans toutes les particularités de nos multiples états de vie. C’est en tout cas ce qu’elle m’a inspiré quand je préparais cette conférence.