Pour connaître la place de l’Eucharistie dans l’expérience croyante de Madame Acarie, il suffit de parcourir « Les Vrais Exercices », brefs écrits qu’elle nous a laissés. L’Eucharistie, communion au Corps du Christ, y tient une place centrale.
« L’amour et charité très grande que vous me portez, m’aiguillonne aussi à me présenter à vous, d’autant mon Dieu, que voici le sacrement d’amour, auquel vous m’avez clairement montré votre amour et par lequel m’avez excité à vous rendre amour réciproque et pour ce, je désire vous recevoir, afin que quand mon âme sera repue de cette nourriture spirituelle, je vous embrasse joyeusement en mon âme, je ne me sépare jamais de vous et vous puisse aimer de tout mon coeur. »
MADAME ACARIE ET L’EUCHARISTIE
Richard CADOUX
Ce siècle si profondément chrétienne pouvait ne pas être, et j’affirme hardiment qu’il a été un grand siècle eucharistique, peut-être même le siècle eucharistique par excellenceH. BREMOND, Histoire littéraire du sentiment religieux en France, deuxième édition, Paris, 1967, t. IX, p. 43..
Cette réflexion de l’abbé Bremond ne manque pas de pertinence. Le présent exposé se donnera pour but de situer Madame Acarie dans ce grand siècle eucharistique. L’eucharistie est alors un sacrement en débat, un sacrement contesté, au sujet duquel les diverses confessions chrétiennes s’affrontent. Le protestant Philippe Duplessis-Mornay publie en juillet 1598 De l’institution, usage et doctrine du saint sacrement de l’eucharistie en l’Eglise ancienne. Ensemble ; comment, quand et par quels degrés, la messe s’est introduite en sa place. Madame Acarie est contemporaine de cet affrontement entre catholiques et réformés. Elle a été l’épouse d’un ligueur intrépide. Elle est imprégnée de la culture de controverse caractéristique de l’époque. Pour elle les protestants, ce sont « les impies et perfides huguenots »Extrait des Vrais exercices, cité dans BRUNO DE JESUS-MARIE, La belle Acarie, Paris, Desclée de Brouwer, 1942, p. 740.. Un témoin préciseA. Estienne, Oraison funèbre de Marie Dudrac, citée dans BRUNO DE JESUS-MARIE, op. cit., p. 111. :
Je lui ai souvent ouy dire souventes fois que si les mécréants hérétiques qui nient la vérité et réelle présence du sacré corps et sang de notre sauveur au saint sacrement de l’autel avaient goûté les délices inénarrables dont son âme était divinement réfectionnée, que cela serait plus que suffisant pour les faire convertir de leur hérésie et ramener au giron de notre mère sainte Eglise.
Le développement de la théologie et de la spiritualité de l’eucharistie font partie de l’arsenal de la Contre-Réforme.
Mais l’eucharistie est aussi un sacrement en plein renouveau, dans le cadre de la Réforme catholique. Bien des relations de visites pastorales décrivent « la grande pitié des églises de France ». Soit l’exemple d’Anne de Jésus, dans le récit du voyage en France et de la fondation de ParisANNE DE JESUS, récit du voyage en France et de la fondation de Paris, dans Ecrits et documents, Toulouse, éditions du Carmel, 2001, p. 185. :
Je n’ai pas ressenti la fatigue jusqu’à notre arrivée en France, lorsque j’ai vu le Saint-Sacrement traité si mal. Il est impossible de dire comment on le conserve en beaucoup de lieux. Dans l’un d’entre eux, nous trouvâmes l’hostie grouillante de vers-il y avait un an qu’on ne l’avait pas renouvelée ; et on ne put y toucher, il fallut laisser cela en cet état.
Et pourtant, à partir de 1580, la progressive réception en France du Concile de Trente se conjugue avec une explosion de ferveur religieuse. C’est le temps du Trait Saint Sacrement de l’autel. Plus que jamais la messe est au centre de la vie religieuse des catholiques. 1570 voit la promulgation du missel de Pie V. L’eucharistie envahit l’espace, par le biais des processions, notamment celles du jeudi saint et de la Fête-Dieu, lorsque l’hostie sacrée marque le territoire, accompagnée de tous les corps qui composent cette société hiérarchique. Il faudrait évoquer aussi les dévotions eucharistiques promues par les grands ordres religieux : l’adoration eucharistique, les Quarante Heures, qui viennent renforcer cette caractéristique du moyen âge, le désir de voir l’hostie.
Madame Acarie est femme de son temps. Pour la replacer dans son cadre, je me suis d’abord appuyé sur l’œuvre d’André DuvalAndré DUVAL, la vie admirable de la bienheureuse sœur Marie de l’Incarnation, deuxième édition, Paris, Lecoffre, 1893., qui nous offre bien des aperçus sur la place de l’eucharistie dans l’expérience et la doctrine spirituelle de la bienheureuse Marie de l’incarnation. J’ai ensuite utilisé Les vrais exercices, publiés en 1623, ouvrage sans doute composé après la mort de Madame Acarie, à partir de ses écrits, légèrement remaniés. Il s’agit d’une composition de trois textes :
– l’exercice pour la communion composé pour les débuts de sa fille Marie dans la vie intérieure.
– des aspirations à usage personnel.
– un court écrit pour la communion à l’intention de sœur Thérèse du Saint-SacrementOn trouvera le texte des Vrais Exercices dans BRUNO de JESUS-MARIE, op. cit., p. 717-750. Ajoutons que Duval analyse les Vrais exercices dans op. cit., p. 352-359., d’Amiens.
Je déclinerai cet exposé en trois temps : l’eucharistie comme sacrement de communion, comme objet d’adoration, et comme sacrifice.
L’eucharistie est sacrement de la communion, qui unit Dieu à l’homme. En face de toutes les interprétations qui symbolisent ou qui allégorisent l’eucharistie, l’Eglise romaine réaffirme solennellement la transsubstantiation du pain en chair réelle du Christ par les paroles du prêtre. Au concile de Trente, la présence eucharistique du christ est définie comme substantielle ; après la consécration, il ne reste plus sur l’autel que les apparences du pain et du vin (les espèces). Le Concile a retenu le terme, issu de la théologie médiévale, de transsubstantiation. Duval, faisant le récit d’une maladie qui à Amiens conduisit madame Acarie aux portes de la mort, écrit :André DUVAL, op. cit., p.320.
Car son confesseur lui ayant demandé si elle croyait que l’hostie qu’il tenait fût le vrai corps de Notre-Seigneur, elle répondit hardiment : oui , mon Père, je le crois, je l’ai toujours cru, et le croirai toute ma vie ; et se levant du lit, quoique extrêmement faible et atténuée, pour le recevoir, elle montrait qu’elle eût volontiers désiré que la terre se fût ouverte, pour s’abaisser davantage en la présence de Notre-Seigneur : ce qui découvre assez la vive croyance qu’elle en avait.
Dans cette perspective, l’Eglise invite les membres de la communauté mystique à la consommation de ce corps divin. La tendance du siècle va dans le sens d’une participation de plus en plus fréquente à la communion sacramentelle (il y a là une des grandes batailles de la spiritualité catholique).
Quelle est la place de l’eucharistie dans l’expérience croyante de Madame Acarie ? La communion a été pour elle le lieu d’une expérience personnelle de rencontre avec Dieu. Je voudrais évoquer ici sa première communion qu’elle fait en 1568, alors qu’elle est pensionnaire au monastère de Longchamp, sur l’avis d’un père franciscain et de la maîtresse des novices, Jeanne Mailly :Ibid., p. 4.
« elle fit sa première communion à l’âge de douze ans, car, en ce temps-là, comme on ne communiait pas souvent, on n’y présentait pas non plus si tôt les enfants. Il semble que Dieu en cette action prit une nouvelle possession de son âme, car elle y ressentit de grandes et fortes attractions de l’esprit divin, et y reçut des tendresses et ferveurs qui la dégoûtaient, comme elle l’a témoigné depuis, des choses de la terre et l’attachaient à celles du ciel. »
Première communion précoce, donc inhabituelle, mais décisive, car alors la petite fille franchit un seuil. Il y a là une expérience forte qui lui donne le goût et le désir de Dieu.
Je viens d’évoquer cette première communion. J’aimerais parler de ses dernières communions en cédant encore la parole à André Duval :Ibid., p. 478.
En la maladie dont elle mourut, elle communia plusieurs fois outre les communions qu’elle fit comme viatique, parce que la prieure, l’en voyant tellement désireuse qu’il semblait qu’elle n’avait point d’autre consolation durant ses grandes souffrances, priait M. Fontaine, son confesseur ou M. Coton, chapelain du monastère, de la venir communier.
Entre cet alpha et cet oméga, il conviendrait d’évoquer la multiplicité de ses communions :Ibid., p.476-477.
Mais ce qui l’embrasait tout à fait et mettait son âme en feu, s’il faut ainsi parler, c’était le Saint-Sacrement (..). Je ne l’ai guère communiée ( bien que je l’aie fait plusieurs fois ), sans la voir hors d’elle-même. Elle demeurait ordinairement immobile, tenant presque toujours les yeux fermés, ne se levant point à l’évangile, et demeurant lors de l’élévation dans la même attitude où elle était en tout le reste de la messe. Il m’est souvent venu en pensée, sur le point de la communier, tant je la voyais recueillie dans son intérieur, qu’il faudrait lui faire quelque signe, comme de la pousser, afin de l’avertir qu’on voulait la communier ; et, néanmoins, m’approchant, j’étais étonné de voir qu’elle ouvrait les lèvres et la bouche si à propos qu’on eût dit que son bon ange l’en avertissait intérieurement. Toutefois, M. Gallot, docteur, m’a dit qu’en la communiant, il était quelquefois contraint de la toucher avec le doigt, afin de lui faire ouvrir la bouche, tant elleétait hors de soi en cette action, mais d’ordinaire cela n’était pas nécessaire.
Alors qu’elle était encore dans le monde, sa propre pratique était celle de la communion quasi quotidienne. Sœur Marie du Saint-Sacrement (de Saint-Leu)Témoignage cité dans BRUNO DE JESUS-MARIE, op. cit., p. 124. précise d’ailleurs que son mari, pour la mortifier, l’en empêchait parfois. Etant malade, « elle obtint de M. l’évêque de Paris la permission d’avoir une chapelle en sa maison, où elle assistait à la messe »12- André DUVAL, op. cit., p. 477..
Cette pratique personnelle d’une communion fréquente est assez inhabituelle pour l’époque. Les fidèles communiaient trois ou quatre fois par an. Rappelons ici les positions de François de Sales qui recommande la communion comme moyen de progresser dans la vie dévote13- SAINT FRANCOIS DE SALES, Introduction à la vie dévote, Livre II, chapitre 20 et 21, dans Œuvres, Paris, Gallimard, La Pléiade, 1969, p. 116-121.. Se référant aux paroles de saint Augustin, il ne blâme, ni ne loue, la communion quotidienne renvoyant Philothée à l’avis de son directeur spirituel, tout en précisant qu’il y faut de bonnes dispositions intérieures ( mortification des passions et désir de grandir dans la vie spirituelle ). L’évêque de Genève prône la communion dominicale, mais laisse entendre que si cette pratique paraissait bizarre, il faudrait communier de 15 jours en 15 jours ou une fois par mois. Néanmoins les convictions de François de Sales sont claires :Ibid., livre II, chapitre 21, p. 121.
Communiez souvent, Philothée, et le plus souvent que vous pourrez, avec l’avis de votre père spirituel ; et croyez-moi, les lièvres deviennent blancs parmi nos montagnes en hiver parce qu’ils ne voient ni mangent que la neige, et à force d’adorer et manger la beauté, la bonté et la pureté même en ce divin sacrement, vous deviendrez toute belle, toute bonne et toute pure.
Madame Acarie s’inscrit dans le mouvement de ce grand siècle qui a vu, non sans contestations et polémiques, le développement de la fréquente communion. Elle oriente également les autres dans ce sens :André DUVAL, op. cit., p. 53.
Il y avait quelques serviteurs, même des laquais, qui nonobstant qu’elle ne les obligeât qu’àcommunier aux principales fêtes, le faisaient toutefois plus souvent, et presque tous les dimanches.
En ce qui concerne la communion des religieuses, ses positions reflètent une grande discrétion et sagesse, proches de celles de François de Sales : Ibid., p. 172.
La Bienheureuse me parla en ce voyage de la fréquente et presque journalière communion des religieuses, ne trouvant pas bon qu’elles communiassent si souvent. Elle me disait qu’en cette fréquence de communion, il fallait voir le progrès que la fille faisait en la vertu ; et que si cet avantage ne se voyait point, il lui fallait défendre de communier si souvent, parce que c’est un indice manifeste qu’elle ne communie pas avec l’esprit et le respect qu’il faut porter à cet auguste sacrement, mais qu’elle communie par routine ou satisfaction naturelle.
Duval peut ajouter quelques pages plus loin :Ibid., p. 478.
Elle était d’avis que les supérieurs et supérieures devaient limiter le nombre de leurs communions, sauf dans le cas où quelqu’une, par quelque spéciale attraction, ou bien par quelque grand besoin, eût nécessité de communier plus souvent ; car autrement il est à craindre, disait-elle, qu’elles n’en approchent plutôt par routine ou accoutumance que par esprit de ferveur et d’amendement ; ce qui est un très grand mal pour une âme.
Cette vigilance explique pourquoi dans les Vrais ExercicesVrais Exercices, dans op. cit., p. 729-731., nous trouvons un ensemble d’actes de contrition, qui valent aussi pour l’examen de conscience matin et soir, en vue de la préparation au sacrement de pénitence, celui-ci étant très lié au sacrement de l’eucharistie :Ibid., p. 731.
Lavez-moi, mon doux Jésus, de votre précieux sang, guérissez-moi et me sanctifiez parfaitement, afin que je puisse être disposée à recevoir non seulement ce très saint et très vénérable sacrement, mais aussi la vertu et efficace d’icelui ; ce que je ne puis faire, si mon âme n’est purifiée de toutes sortes de vices et péchés : au moyen de quoi ressentant en moi une infinité de fautes et imperfections, je suis incitée à me présenter au dit sacrement, espérant par icelui comme par une hostie et offrande de douceur, être purgée et nettoyée de tout péché.
Ce désir de communion, d’accueil du seigneur en son mystère de don, fait jaillir en Madame Acarie la paix et la joie. Nulle crainte, nulle anxiété, nulle crispation, dans son attitude :A. Estienne, oraison de Marie Dudrac, dans BRUNO DE JESUS-MARIE, op. cit., p. 110-111.
Non seulement le jour qu’elle communiait, elle sentait cette dévotion sensible, si grande en son âme : mais aussi le jour ou la nuit de devant si elle pensait à la sainte communion. Et même si elle était en une église où reposait le précieux corps de Notre-Seigneur Jésus-Christ, cette indicible joie venait incontinent à lui saisir le cœur …
Cette communion eucharistique, elle la présente comme le sacrement de l’amour :Vrais exercices, op. cit. ,p. 732.
L’amour et charité très grande que me portez, m’aiguillonne aussi à me présenter à vous, d’autant mon Dieu, que voici le sacrement d’amour, auquel m’avez clairement montré votre amour et par lequel m’avez excité à vous rendre amour réciproque et pour ce que je désire vous recevoir, afin que quand mon âme sera repue de cette viande spirituelle, je vous embrasse joyeusement en mon âme, je ne me sépare jamais de vous et vous puise aimer de tout mon cœur.
Le sacrement de la communion est alors le gage d’une alliance, qui exprime l’union mystique de l’âme avec son Dieu. Or l’indicible joie ne se goûte pas seulement dans le sacrement de la communion mais aussi dans la contemplation d’un corps qui se donne à voir. L’Eucharistie, en effet, est mystère d’adoration.
La théologie catholique insiste sur la présence réelle. Jésus adoré dans l’hostie. C’est « le Dieu de pâte » évoqué par les Huguenots dans la controverse. L’Eglise propose ainsi la monstration de la nature divine du Christ et celle de son corps meurtri pour notre rédemption. Le ressuscité perpétuellement présent doit alors recevoir perpétuelle adoration et réparation, l’adoration eucharistique tendant à devenir un des exercices essentiels de la vie dévote. D’où l’importance de la thématique de l’adoration dans les Vrais ExercicesIbid., p. 734.
Mon Dieu, je vous loue, je vous adore, je vous rends quinze mille louanges …
Mais cette adoration se heurte à un paradoxe, celui du Dieu caché. On rejoint alors l’une des thématiques eucharistiques fortes du XVIIe siècle. Pour les spirituels du XVIIe siècle le Deus absconditus n’est pas d’abord le Dieu de l’inconnaissance et de l’apophatisme cher à la tradition dionysienne, mais le Dieu de l’Incarnation, qui se voile dans le mouvement de sa Révélation.
Il y a ainsi une chaîne des mystères de la Trinité à l’Eucharistie en passant par l’Incarnation. Le Dieu trinitaire, le tout-puissant, s’abaisse dans l’Incarnation. L’anéantissement fondamental, c’est l’enfouissement de la personne du Verbe dans l’humanité de Jésus. Bérulle est un de ceux qui ont sans doute le mieux exprimé cette dimension de l’Incarnation. Chez Madame Acarie, on retrouve également un réel sens de l’Incarnation, avec une prise en compte de la « vie voyagère » du ChristVoir Vrais exercices, p. 733..
Mais le Christ ressuscité est désormais enfoui dans l’apparence de l’hostie et ne laisse voir sa gloire qu’aux yeux de la foi. Le Verbe incarné s’anéantit dans ce sacrement de l’eucharistie. Ce paradoxe du Dieu qui se dévoile mais en se cachant sous les apparences du pain et du vin introduit le croyant dans l’épreuve de la foi
Si Dieu est caché dans l’Incarnation, si le Verbe ressuscité est enfoui dans l’hostie, alors la vie des moniales est elle-même cachée dans le Christ et l’eucharistie devient le modèle d’une vie cachée et anéantie :André DUVAL, op. cit., p. 356-357.
O plus qu’admirable puissance sagesse et bonté de mon Seigneur et de mon Dieu, que ne puis-je à ma volonté faire de chaque créature une âme, et de chaque âme, spécialement de la mienne, vous bâtir un royaume des cieux, dans lequel vous puissiez avoir joie et paix, en échange de toutes les douleurs et tristesses que vous avez endurées pour moi. Ouvrez-moi, je vous supplie, les grandes richesses de votre divinité plus qu’admirable, et cachez-moi en vous, afin que je ne puisse être trouvée d’aucune créature.
Ce sens de la vie cachée et de l’anéantissement en Dieu s’expriment dans la vie de Madame Acarie, dont Duval s’est compluIbid., p. 379-382. à célébrer l’humilité, l’amour du néant et le désir d’anéantissement :
La parfaite humilité consiste autant en la soumission de l’esprit, par laquelle l’âme se voit et s’estime un pur néant, qu’en l’abaissement de la volonté.(…) Son néant lui était si présent et elle le voyait si clairement, rapporte le Père Sans, que si tout le monde l’eût proclamée sainte, elle ne s’en fût pas plus émue de vanité ou de complaisance qu’une muraille.(…) De cette vile et basse estime qu’elle avait d’elle-même naissait un abaissement si profond en son âme, qu’elle ne cherchait que le mépris et à se mettre au dessous de tous.
La vie spirituelle conduit alors au renoncement et à une lutte contre l’amour-propre, cette « puissance trompeuse », pour reprendre l’expression pascalienne, que le XVIIe siècle pourchasse inlassablement. Je rappelle ici l’intitulé des Vrais Exercices : Le commencement de cet exercice sera propre pour confesser et reconnaître son néant et pauvreté spirituelle, et s’offrir du tout à Dieu. L’adoration du Dieu caché dans l’eucharistie est ainsi fondatrice d’une spiritualité qui s’exprime en termes d’abnégation et d’anéantissement. Mais ce vocabulaire si particulier ( et si choquant à nos oreilles ) est interprété sur un mode christologique. Le Trop est avare à qui Dieu ne suffit prend tout son sens à la lumière du mystère du Christ. Cet anéantissement est proprement un sacrifice.
Ces deux thèmes de l’anéantissement et du sacrifice convergent en une synthèse christologique. Dans la pensée du XVIIe siècle, l’abaissement du Christ en son Incarnation est un acte sacrificiel, qui culmine sur la Croix. Le concile de Trente a rappelé le caractère sacrificiel de l’eucharistie. La messe est une actualisation de cet unique sacrifice du Christ en croix, propitiatoire pour les vivants et les mortsCité dans André DUVAL, op. cit., p. 354-355.
Voici, ô Père éternel, comme mon âme fait mémoire de la mort de votre fils unique. Je vous offre cette hostie qu’il vous offerte lui-même pour mon salut et celui de tout le monde. Que cette piété et charité qui a attiré ici votre fils, et l’a rempli de telle sorte qu’elle lui a fait prendre sur lui les péchés de tout le monde, que cette même charité, ô mon Dieu et mon Père, vous contraigne à me faire miséricorde, et à avoir pitié de moi, qui suis si misérable.
Ce sacrifice revêt deux aspects. Il est oblation et immolation. L’eucharistie représente ces deux aspects. Le sacrifice du Christ appelle à son tour le sacrifice des fidèles. On voit alors se développer une mystique du saint sacrifice, comme participation au sacrifice du christ. Il s’agit d’offrir toute sa vie comme le christ l’a offerte. Il y a dans les Vrais ExercicesVrais Exercices, dans op. cit., p. 746. un certain nombre d’actes d’offrande. Je prendrai l’exemple du début des Vrais Exercices :Ibid., p. 732.
Je vous offre mon âme, afin qu’il vous plaise la rendre du tout agréable à votre majesté, mon entendement à vous connaître, ma volonté à vous aimer et ma mémoire à ne vous oublier jamais ; Je vous offre mon Dieu, ma volonté dessus dite, que je ne veux plus faire et ensuivre, ains la remettre totalement à la vôtre afin que je n’en aie plus du tout. Je m’offre à vouloir effectuer du tout , ce que le benoît Saint Esprit demande de moi, je vous offre particulièrement une parfaite abnégation de moi-même, avec un retranchement de tous plaisirs sensuels. Je m’offre et résigne à être privé de toutes consolations et dévotions sensibles, qui ne sont aucunement nécessaires à mon salut : je m’offre d’abondant à supporter volontairement toutes sortes d’adversité, à souffrir aussi maladies, confusions, peines, tribulations, pressures de cœur et généralement tout ce qu’il vous plaira m’envoyer en temps et éternité. Maintenant, mon Dieu, je suis tout à vous, c’est pourquoi je prendrai la hardiesse de demander non seulement vos dons et vos grâces, mais aussi vous-mêmes et spécialement en la réception de votre très précieux corps, en ce saint sacrement que je désire recevoir pour être plus parfaitement conjointe et unie à vous.
On rejoint alors une spiritualité du mystère pascal. Ce qui est signifié dans l’Eucharistie est réalisé dans la vie du croyant. Il s’agit de mourir à soi-même pour vivre à Dieu. Cela est possible parce les croyants sont participants du mystère de Jésus-Christ, premier-né d’une multitude de frères. L’action de grâce peut alors jaillir du cœur de Madame Acarie.Ibid., p. 743.
Réjouis toi donc, ô mon âme, de ce que tu peux être l’hôtesse d’un si noble et si excellent hôte.
Pour conclure, j’évoquerai la prégnance de l’eucharistie dans l’expérience spirituelle de Madame Acarie. Attachement indéfectible sans gourmandise spirituelle :André Duval, op. cit., p. 34.
D’autres fois, étant à l’église, déjà proche de la sainte table pour communier, si on lui venait dire à l’oreille que son mari la demandait, elle se levait à l’instant sans communier ; ce qui ne lui était pas une petite croix, vu l’affection et l’ardeur qu’elle avait à la communion.
On oppose parfois la voie contemplative à la voie sacramentelle et liturgique. Chez Madame Acarie, l’eucharistie se présente au contraire comme le principe sacramentel de l’expérience mystique. L’eucharistie est le lieu où se concentrent les deux aspirations à l’anéantissement et à la communion. Annihilée devant Dieu et vivifiée en Jésus, l’âme croyante trouve la forme de son expérience spirituelle dans ce lieu qui exprime et réalise tout à la fois le sacrifice, l’adoration et la communion.
L’eucharistie ouvre enfin l’existence croyante à une dimension proprement eschatologique. L’eucharistie est le mystère d’une présence réelle. Mais elle est aussi fondée sur la notion d’absence ; elle donne à voir la chair attirante d’un Dieu ontologiquement caché. Elle comble le croyant, en même temps qu’elle entretient en lui une nostalgie et une quête de Dieu. Madame Acarie l’écrit :Vrais exercices, dans op. cit., p. 732-733.
Hélas ! mon dieu, quand sera-ce, que cette union et conjonction d’amour sera telle que je ne puisse plus supporter votre absence ?Mon Dieu, venez en moi et entrez en mon âme. L’altération et désir que j’ai d’accroître l’amour de Jésus-christ en moi, m’excite aussi à me présenter à cette sainte table, par la fontaine de toutes grâces, d’autant que le sacrement contient en soi la vive source des dons du saint esprit et l’auteur de notre salut votre cher fils Jesus-Christ.
Source d’espérance, l’eucharistie est pain pour la route. Elle réconforte, sans pourtant assouvir un désir qui ne se consommera qu’au banquet des noces de l’agneau. En ce sens l’expérience eucharistique de Madame Acarie nous ramène à ce paradoxe fondamental du christianisme, celui du déjà-là et du pas encore.