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Marie de Jésus Acarie

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L’aînée des trois filles de Madame Acarie est un témoin privilégié de la vie de sa mère. Dans le siècle, elle vécut près de 22 ans à ses côtés, et en religion, deux ans avec elle au carmel d’Amiens.
A travers ses écrits : long témoignage sur sa mère et souvenirs sur le cardinal de Bérulle, ou les écrits qui lui sont adressés : lettres de sa mère et lettres de saint François de Sales, nous découvrons une personnalité affirmée avec modestie, pleine de sensibilité et d’une grande délicatesse envers le prochain, attachante par sa sincérité, ses défauts de jeunesse et les combats intérieurs qu’elle affronta avant de trouver sa vocation.
Elle semble avoir hérité de sa mère le don de guider les âmes, celui de gouverner avec sagesse, et le goût du beau.

Marie de Jésus Acarie (1585-1641)

Conférence de monsieur Bernard Yon

Les dates proviennent, pour la plupart, de la chronologie établie par Monsieur Michel Picard dans son livre Madame Acarie, Pierre Téqui éd. 2004, p. 217-218

Marie est la première fille de Madame Acarie et le second enfant de la famille qui en comprendra six. Marie vécut de longues périodes près de sa mère, dans la vie civile comme au couvent, ce qui permet de mieux connaître la relation profonde qui unissait ces deux êtres chers l’un à l’autre. Mais ce serait limiter Marie que d’évoquer son souvenir seulement dans l’ombre de sa bienheureuse mère, si exceptionnelle fut elle. En effet, Marie est beaucoup plus qu’un témoin fidèle, elle est animée, elle-même, du désir de sainteté, ainsi elle pénètre de manière exceptionnelle la vie spirituelle vécue dans le contexte de son époque.

Bien que limitées pour l’homme d’étude qui en désirerait toujours davantage, les sources disponibles sur la vie de Marie ne sont pas insuffisantes car, elles sont profondes et dépassent largement les notices biographiques ordinaires. Elles autorisent de larges détours dans la France du XVIème et du XVIIème siècle pour lequel Marie paraît avoir eu plus d’intérêt que le commun des mortels de son époque.

Une première source de grande importance est le témoignage rendu par Marie au procès de béatification de sa mère (procès in specie ou apostolique 1630-1633). Ce témoignage, long de cinquante quatre pages (dans sa version dactylographiée), démontre combien Marie avait compris sa mère jusque dans sa vie spirituelle. Ainsi elle restitue ce dont elle est le témoin direct, de manière claire et détaillée et aujourd’hui encore nous pouvons entrer pleinement dans l’esprit de ses réponses. Parmi tout ce que dit Marie aux enquêteurs du procès, deux thèmes seront retenus dans cet exposé: l’éducation dispensée par sa mère et reçue par les enfants Acarie (dont Marie au premier chef) et la vie au Carmel d’Amiens où Marie et sa mère furent ensemble pendant deux ans environ, l’une religieuse puis sous-prieure pendant les six derniers mois de leur vie en communauté et l’autre soeur converse sous le nom de Marie de l’Incarnation. Ces deux thèmes sont d’un intérêt tout à fait exceptionnel parce qu’ils sont d’une insigne rareté : le premier parce qu’il est le témoignage sur la sainteté d’une mère dans l’éducation de ses enfants et le second, d’une rareté plus insigne encore, parce qu’il est le témoignage d’une fille dans le même couvent que celui où est sa mère !

Une seconde source incontestable consiste en quatre lettres de Marie de l’Incarnation à sa fille Marie, après avoir quitté le Carmel d’Amiens pour celui de Pontoise. Le lien d’affection de ces deux êtres ne fut pas, pour autant, rompu. Des lettres, dont aujourd’hui quatre nous sont connues, ont été écrites de Pontoise à Amiens de 1616 à 1618. Parmi les hautes élévations spirituelles que contiennent ces lettres, on peut y lire des détails intéressant la vie de la famille Acarie, des demandes de prières et des échanges d’images pieuses qui, à l’époque étaient courantes pour aider à la vraie dévotion.

Une troisième source est la relation que Marie, alors prieure au Carmel d’Orléans, fit "de la vie de ce très grand serviteur de Dieu, M. le Cardinal de Bérulle". Le voyage d’Espagne du jeune Bérulle en 1604, pour aller chercher les six carmélites qui établiront le Carmel réformé en France, est évoqué dans certains détails qui ont certainement frappé l’attention de Marie. Puis, dans le cours de son texte, Marie évoque chez ce personnage d’Eglise "la grâce de la conduite des âmes". Elle précise que cette grâce " a commencé dès l’âge de 20 ans à paraître" puis elle donne avec une exceptionnelle précision, le cas d’une jeune fille que le jeune Pierre de Bérulle conduisit jusqu’à son entrée au couvent. De manière incidente elle mentionne le refus de Bérulle d’accéder à la demande du roi Henri IV qui voulait lui confier la charge de précepteur du jeune dauphin (le futur Louis XIII), et cela malgré les sollicitations réitérées et multiples dont celles du R.P. Coton. On apprend enfin que le jeune Bérulle s’était posé la question de devenir Jésuite tandis qu’il était jeune prêtre.

Les lettres que François de Sales écrivit à Marie constituent la quatrième source d’importance, qui surpasse les textes des sources précédentes par le style (et l’orthographe), mais non par le fond. Ces lettres sont des réponses aux lettres de Marie, qui, malheureusement ne sont pas parvenues jusqu’à nous. Bien entendu, les chroniques des Carmélites et les biographies de Madame Acarie (celle de André Duval et de J.B.A. Boucher en particulier) relatent des parties de la vie de Marie et donnent des indications utiles sur son oeuvre et tout spécialement sur le voeu que fit Anne d’Autriche pour parvenir à donner naissance à un dauphin, voeu qui sera exaucé par la venue, le 29 Septembre 1638, d’un beau garçon, (le futur Louis XIV).

Tout cet ensemble permet d’éclairer l’enfance, la jeunesse et l’éducation de Marie, d’évoquer la jeune fille jusqu’au choix du Carmel, sa vie de Carmélite à Amiens dont une partie avec sa mère, elle même étant alors sous prieure, son transfert au Carmel d’Orléans en tant que prieure, l’oeuvre qu’elle y fit et sa correspondance avec François de Sales. 

1- L’enfance, la jeunesse et l’éducation.

Probablement peu de jours après sa naissance en 1585, Marie fut baptisée le 5 Juillet, à Paris en l’église Saint-Gervais, paroisse de la famille, pas encore achevée (la première période de construction de l’église actuelle fut terminée en 1578, puis, après une interruption de vingt cinq années durant les guerres de religion, la seconde période reprit en 1600 et s’acheva en 1657). Sa maman, Madame Acarie n’a pas encore 20ans (Barbe Acarie est née le 1er Février 1566) ! Elle mit au monde ce second enfant seize mois après le premier, Nicolas, qui avait été baptisé le 22 Mars 1584. Les naissances suivantes, Pierre le 14 Mars 1587, Jean le 6 Février 1589, Marguerite le 11 Avril 1590 et Geneviève le 22 Février 1592, feront de Marie une aînée exerçant, auprès de sa mère, une responsabilité dans l’éducation de ce joli petit monde.

Les registres de la paroisse Saint-Gervais conservent les actes de baptême des six petits Acarie. Celui de Marie est écrit de la sorte : "… laquelle (Marie) fut tenue sur les fonts par noble homme Messire Jean Suiller (Lhuiller ), conseiller du roi et maître ordinaire en sa chambre des comptes à Paris, parrain ; et par noble demoisselle Ambroise Brulart, veuve de noble homme Messire Raoul Avrillot, conseiller du roi en sa cour de Parlement, et noble demoiselle Jeanne Bouchart, veuve de noble homme Messire Guillaume Sotin (Lotin ), en son vivant, conseiller du roi et maître ordinaire en sa chambre des comptesJ.B.A. Boucher, Vie de la bienheureuseMarie de l’Incarnation, Paris 1873, p. 541". Ainsi la coutume selon laquelle les filles recevaient au baptême un parrain et deux marraines (les garçons, deux parrains et une marraine) était respectée. Le parrain est un Lhuiller, grand oncle de l’enfant du côté maternel, et les marraines des épouses Avrillot et Lotin, grand tantes de chacun des côtés paternels (le parrain est le frère de la grand mère maternelle Lhuiller, la première marraine est l’épouse veuve du frère du grand père paternel Avrillot et la seconde marraine est l’épouse veuve d’un frère de la grand mère du côté paternel Lotin). En somme rien de très compliqué lorsque l’on y pense un tant soit peu.

Sous la protection de Notre-Dame-de-Bonne-Délivrance, honorée à Saint-Gervais (voir notice A) les six enfants Acarie jouirent d’une bonne santé, ce qui fut remarqué par les gens de l’époque où la mortalité des enfants en bas age était très élevée. Marie donc est une petite fille qui n’a connu que les maladies de l’enfance que l’on pourrait dire normales. C’est sa mère et non les domestiques même les plus estimés comme Andrée Levoix, qui la soignait en cette occurrence, comme elle le faisait pour ses frères et soeurs. Elle remarque l’attention et la constance de sa mère : "Quand nous étions malades, elle nous assistait avec tant de douceur et affection qu’elle ne bougeait presque d’auprès de nous et nous faisait elle-même ce que nous avions besoin, quelquefois jusqu’aux choses les plus viles et bassesProcès in specie ou apostolique 1630-1633, témoin 155 – R.M. Marie de Jésus Acarie, version dactylographiée. Riti 2236, f° 503r". Marie, bien de son temps sans doute, qualifie de "choses viles et basses" tout ce qui lui semble indigne que sa mère fasse pour elle à cause du profond respect qu’elle lui porte : " Une fois elle fut à genoux fort longtemps à me faire quelque chose que le médecin avait ordonné, ce qui m’était plus pénible que mon mal et jamais pour quelque supplication que je lui en fisse, ne voulut permettre qu’une des filles de chambre me le fitop. cit. f° 503r". Marie souffre de voir sa mère s’abaisser pour elle, mais sa mère lui dit que : " Cela n’était pas bien d’en avoir tant de peine, ce qui nous confondait jusqu’à un point qui ne se peut exprimerop. cit. f° 503r". Mais en fille délicate, elle obtempère: " Voyant ma peine doucement me dit que je devais souffrir cela puis qu’elle le voulait et ceci lui était consolation… Il ne fallait plus dire mot op. cit. f° 503r".

En racontant cette petite scène où l’on imagine bien une mère agenouillée pour soigner son enfant, Marie manifeste déjà des sentiments profonds et fins où se mêlent harmonieusement le sens de ce qu’elle doit accepter malgré l’affectueux respect qu’elle porte à sa mère : " Ces témoignages de son affection maternelle dans ces actes d’humilité, nous obligeaient à un accroissement d’amour, de respect et de soumission (en)vers elle tant en santé qu’en maladie et la souffrir avec patience et nous rendre à tout ce que le médecin ordonnait sans marchander et même à prendre les médecines qu’elle prenait la peine de nous faire et apporter avec son amour vraiment maternel et nous faisait par iceluy tout facileop. cit. f° 503rv". Avec l’amour d’une mère si patiente et si dévouée, il devient même facile de prendre les horribles potions ordonnées par les médecins de ce temps. Mais il faut, pour cela, avoir l’âme de Marie qui désire rendre à sa mère l’amour qu’elle lui donne, "sans marchander" sur quoi que ce soit, même de désagréable.

Marie est mise en pension à l’abbaye de Longchamp à neuf ans J.B.A. Boucher: La vie de la bienheureuse Marie de l’Incarnation, Paris 1873, Livre III, p. 335.là même où, sa mère, alors la petite Barbe Avrillot, le fut à un âge un peu plus avancé (en mars 1576, à 10 ans). Longchamp est une abbaye des filles de sainte Claire (on disait de saint Damien à l’époque), fondée par la soeur de saint Louis, Isabelle (1225-1270), récemment béatifiée (1521), abbaye qui, depuis son achèvement en 1259, avait gardé quasiment intactes les traditions de ses originesJ. Le Goff, Saint Louis, Gallimard ed. 1996, p 271.. Depuis le haut moyen âge, les parents confiaient leurs filles à des moniales renommées, pour assurer leur éducation: par exemple, à Longchamp, la petite Barbe avait été placée sous le tutorat de la soeur Jeanne de Mailly qui, maintenant, était âgée. Francine Potier, abbesse en fonction depuis le 10 Mai 1587 (et restera dans cette fonction jusqu’au 31 Juillet 1606Archives de l’abbé Courage, archives du Carmel de Pontoise.) n’avait pas introduit de changement notable dans la formation dispensée selon un programme souple mais immuable dans ses objectifs depuis les origines de l’abbaye. Voici, à peu près ce que devait être le programme de formation au XIIIème siècle, probablement toujours en vigueur à l’époque de Marie : "A l’époque… "apprendre à lire" se dit alors "apprendre le psautier". Il est probable qu’on s’appliquait à retrouver… les textes des psaumes qu’on avait mémorisés : une sorte de méthode globale puisque les mots eux-mêmes étaient déjà connus et que lire et écrire consistaient à retrouver puis à reproduire les vocables que la mémoire avait enregistrés… (L’élève) n’avait pas étudié l’interprétation des mots ni la division des syllabes ni la connaissance des cas et des temps. (L’éducatrice) avait quelque peu négligé l’enseignement de la grammaire, portant l’attention sur les textes eux-mêmes R.Pernoud, Hildegarde de Bingen, Paris, Editions du Rocher 1994, p.17-18.".

Certainement, la période de Longchamp aura eu une influence dans la formation de Marie mais beaucoup moindre qu’on l’imaginerait à première vue. En effet Madame Acarie, la mère de Marie, gardait ses filles auprès d’elle :˝ Ses filles ont toujours vécu auprès d’elle et n’ont point eu d’autre conduite que la sienne jusqu’à ce qu’elles soient entrées en religion sinon lorsqu’après le siège de Paris (Monsieur Acarie ayant été mis hors de Paris et sa maison en une si grande désolation à cause que les créanciers s’étaient emparés de tous ses moyens que n’ayant pas de quoi entretenir sa famille ni le temps de soigner à la nourriture de ses enfants) elle s’en déchargea mettant ses deux filles aînées au monastère de Longchamp et ses autres enfants autre part jusqu’à ce que par ses travaux et bonne conduite elle eût remis les affaires de sa maison en bon état Marie Tudert, Témoignage au procès, Riti 2235, f°541" témoigne Marie Tudert, la propre cousine de Madame Acarie, au procès de béatification. En effet, l’exil de Pierre Acarie commence le 5 avril 1594, mais la période d’extrême misère fut relativement brève et l’hôtel particulier de la famille de la rue des juifs recouvré avant même le retour d’exil de Pierre. Dès lors, il est probable que Marie quitta ainsi Longchamp et retourna au sein de sa famille.

Il subsiste un écrit de la main de Marie qui donne à voir son écriture et son style qui provient sans doute pour une part, de sa formation initiale de l’époque. Marie écrivit ce texte alors qu’elle était dans son âge mur, à Orléans, ayant pour nom de religieuse Marie de Jésus. L’écrit porte mention, dans la marge : " De la propre main de la Rde Mère Marie de Jésus, fille de mademoiselle Acarie, nommée en religion Sr Marie de l’IncarnationRelation manuscrite de la mère Marie de Jésus, prieure des carmélites d’Orléans, sur la vie de notre bienheureux père, Monsieur le Cardinal de Bérulle, Archives Nationales, M 233 d 8 pièce 3, p 27." ce qui ne laisse aucun doute sur l’authenticité de cet écrit. A regarder celui-ci, force est de constater que Marie avait une écriture régulière et très bien formée, d’un soin rigoureux, et très appliquée. A lire ce long écrit, on constate que l’auteur y emploie le style de son époque avec une certaine élégance mais que l’orthographe, qui n’est pas vraiment encore fixée il est vrai, est un peu fantaisiste (par ex, elle écrit professie, ce que nous écririons aujourd’hui prophétie et qui rappelle la racine grecque du mot et la dessante sur les Apôtres ce que nous écririons descente). Sans retirer aucun mérite à l’éducation dispensée par le monastère, Marie n’aura pas bénéficié d’une éducation intellectuelle très poussée: elle est encore de la "vieille école" où l’éducation des filles était beaucoup plus tournée vers le coeur et la féminité pour une présence dans son (éventuel) futur foyer. Mais Marie sait s’exprimer et écrire avec netteté comme on vient de le voir.

Lorsque Marie quitte Longchamp, son éducation n’est pas achevée. D’une manière générale, les enfants n’étaient retirés des écoles des monastères que vers l’age de douze à quatorze ans (Barbe Avrillot quitte Longchamp en 1578 à 12 ans) et invités à choisir un état de vie : soit l’état religieux, soit le retour dans le monde, et pour les filles cela était invariablement dans la perspective du mariage vers seize ou dix sept ans (Madame Acarie sera mariée à l’age de seize ans). Même dans le dénuement le plus complet, il n’était pas envisageable que les enfants de grande famille prennent un métier. Ainsi Marie rapporte qu’en cette période terrible (bien que heureusement brève), où "tout était saisi" chez les Acarie, sa mère, ne sachant comment se procurer du pain, tente de vendre l’une de ses bagues à un parent inflexible: "Elle se mit à genoux, le supplie(de) lui faire la faveur (de) lui prêter cinq sols pour avoir du pain…au contraire, avec des paroles piquantes, (il) lui fait refus et lui dit qu’elle mette ses enfants en métier chez quelque cordonnier ou savetier… la renvoya de la sorte sans lui bailler un sol Procès, Riti 2236, f° 539v". Impensable de mettre l’un des enfants Acarie en apprentissage chez un cordonnier ou savetier, et Marie de poursuivre la narration de ce qu’elle a entendu dire par sa mère : "Je lui ai entendu dire qu’en tout cela elle n’avait ressenti que ce qu’il lui dit qu’elle mit ses enfants ainsi en métier…ayant en pensée qu’il n’étaient pas de cette condition(13)". Mais le pseudo conseil de ce parent, véritable invective, est mal venu parce que Nicolas, l’aîné des enfants, n’avait alors que dix ans, ou à peine plus, le pauvre petit.

Enjointe de quitter Longchamp, Marie fait cependant connaître à sa mère son souhait contraire qui serait d’y demeurer pour embrasser l’état religieux : " Mais sa pieuse mère, qui la trouvait trop jeune pour choisir son état, ne voulut pas encore lui permettre de s’occuper d’un choix si important Boucher, Livre III, p 335.". Obéir a peut-être été dur pour Marie, mais il ne fait pas de doute que Marie sentit toute l’affectueuse sollicitude de sa mère qui ne voulait surtout pas pousser ses enfants à entrer en religion, s’ils n’en avaient pas la vocation certaine. Toutefois, il est peut-être permis de penser un peu autrement : Marie, heureuse auprès de sa tutrice à Longchamp, aurait pu désirer y rester et pour cela aurait dit qu’elle voulait être religieuse. Ceci expliquerait ce que nous verrons plus loin dans cet exposé, à savoir que Marie mit du temps pour discerner sa vocation véritable et que ses paroles d’enfant disaient plus l’attachement à son état de vie qu’ils n’exprimaient un véritable désir d’être religieuse en ce couvent.

Marie fut préparée à sa première communion par sa mère, cela est certain, vers l’âge de ses dix ans. A l’occasion de cette préparation, Madame Acarie écrivit un petit formulaire pour dignement communier à l’intention de sa fille: " … Elle avait à instruire sa fille qui ne faisait que commencer à pratiquer la vie spirituelle. Il (le formulaire) est disposé par forme de prières, ce qui n’est pas un petit moyen pour progresser dans la voie intérieure; car l’âme fait alors jouer ses deux puissances, l’entendement et la volontéAndré Duval, La vie admirable de la bienheureuse Marie de l’incarnation, Paris 1621, réédition Paris 1893, p.352.". Ce texte fut publié à Paris en 1622 sous le titre ajouté : Les vrais exercices de la Bienheureuse Marie de l’Incarnation composés par elle-même, très propres à toutes les Ames qui désirent ensuivre sa bonne vie. Il fut si bien reçu du public qu’il fut réédité plusieurs fois dans les années qui suivirent immédiatement.

Par petites étapes, le père de Marie est autorisé par le roi à se rapprocher de Paris, autant dire que l’exil devient moins astreignant. C’est ainsi qu’il prend refuge chez les Molé de Champlâtreux, sur la commune de Luzarches (Mathieu Molé né en 1584 mort en 1656, fut le Premier Président Garde des Sceaux de France) et apparentés aux Séguier, donc des proches des Acarie. Marie est alors appelée à lui tenir compagnie et quitte Paris pour Luzarches. L’épouse de Pierre, Madame Acarie qui "ressentit fort le bannissement de mon père pour le sujet de la ligueProcès, Riti 2236, f° 538v " venait, elle aussi à Luzarches, mais en brèves visites. A la saint Jean de 1596, revenant à cheval de l’une de ses visites, elle fit une très mauvaise chute et son serviteur étant loin devant elle, ne reçut de secours que trois heures après l’accident qui lui brisa la jambe en trois fractures ouvertes. Marie alors fut rappelée à Paris pour s’occuper de sa mère et probablement tenir la maison pendant l’immobilisation forcée qui dura une année (Juin 1596 – Juin 1597). Malheureusement, quand sa mère put se relever, elle était définitivement impotente, marchant avec peine, devant s’appuyer sur une béquille.

Pierre put se rapprocher encore de Paris, à Ivry, puis son exil prit fin. Que de changements en ces quelques années ! Finalement la famille put être réunie à nouveau, Madame Acarie souffrant pour le restant de ses jours d’une sérieuse infirmité et Pierre ayant été obligé de vendre sa charge de maître à la Chambre des Comptes de Paris. Marie, à treize ans, a déjà traversé les plus grandes épreuves de sa vie (à vue humaine).

Il vaut la peine de s’attarder sur l’éducation que Marie et ses soeurs reçurent en famille par leur mère et aussi par Andrée Levoix, très attachée au service des Acarie et à laquelle les enfants seront souvent confiés : " Là où est Andrée, là est la paix" dira-t-on de cette dernière. L’orientation cardinale en est : "Elle a élevé tous ses enfants avec grande douceur et affection maternelle mais pour Dieu et selon Lui op. cit. f° 500rv". Le choix de vie à laquelle elle conduit est laissé complètement à la liberté de la conscience de chacun : "Elle nous élevait toutes pour Dieu en "quelque état et condition qu’il lui plairait (de) nous appeler. Sans nous parler jamais de religion (d’état religieux), elle tâchait néanmoins à nous y disposer par la pratique des petites vertus convenables à notre age (17)". Les petites vertus convenables à l’âge des enfants sont précises et sans mièvrerie : "Elle ne souffrait que nous eussions aucune petite dispute ni différend quand il n’eut été que d’une épingle (17)" et de sa mère, Marie reçoit des instructions plus particulières : " Elle me disait qu’étant la plus âgée, je devais toujours aider à mes soeurs comme ayant plus de jugement et à elles en particulier leur disait qu’elles me devaient faire comme à leur aînée (17)". L’aînée détient une autorité sur ses soeurs, mais cette autorité ne semble pas devoir s’exercer jusqu’aux frères qui eux ont un maître pour leur éducation ou bien sont en pension.

Marie note encore : "elle désirait de nous une prompte obéissance, que nous fussions toujours prêtes à faire et quitter tout ce que nous faisions sans montrer seulement une façon rechignée (17)". Avec l’âge vient aussi une exigence plus grande qui consiste à ne pas faire sa volonté propre et à accepter de petites humiliations :"Elle désirait que nous fussions en toutes choses entièrement dans l’indifférence même aux petites choses comme de vouloir une couleur plutôt qu’une autre pour nos habits, pas même direj’aimerais mieux celle-là qu’une autre…Elle tenait aussi la main que nous mangeassions de tout sans refus d’aucune choseop. cit. f° 501rv". Marie se rappelle qu’à l’âge de dix ans environ, elle : "dit à la fille de chambre que je ne pouvais manger de quelque viande, elle (sa mère) m’en fit servir plusieurs jours tant qu’elle vit que la mangeais indifféremment comme d’une autre, reconnaissant que j’avais la nature fort glorieuse et éloignée de l’humilité (18)". Pour vaincre la nature glorieuse et éloignée de l’humilité de Marie, sa mère lui demande : " de balayer un degré (escalier) où tout le monde allait et venait. Elle observa que j’épiais les heures où l’on me pourrait moins voir et pour cela, fermai une porte, elle fut soigneuse de mortifier mon inclination et sentiment en me le faisant faire devant le monde (18)".

Avec astuce, Marie voudrait amoindrir l’humiliation par une certaine dissimulation, ce que sa mère refuse énergiquement. Toute forme de mensonge est strictement corrigée: "Entre les fautes qu’elle (Madame Acarie) avait le plus en aversion, c’était le mensonge quoique léger, et ne nous pardonnait jamais aucun pour le plus petit sujet que ce fut… (Elle) ne pouvait souffrir la dissimulationop. cit. f° 502rv". En revanche, l’ouverture et la simplicité du coeur qui permet, notamment l’aveu libérateur de ses fautes, de ses manquements et de ses lâchetés est présentée dans sa substance la plus positive : " Quand vous auriez perdu et renversé toute la maison, l’avouant lorsqu’on vous le demandera, je vous le pardonnerai de bon coeur (19)". C’est merveilleux ! Perdre ou Renversertoute la maison, n’est pas une mince affaire, mais ce sera pardonné si c’est avoué. Donc pas de crainte, même dans la faute la plus énorme car le mensonge est un mal plus grave que la faute si elle est avouée. Un détail mérite d’être noté : lorsqu’on vous le demandera. Donc les fautes ne sont pas à avouer à n’importe qui ni n’importe comment mais seulement lorsque cela sera demandé, éventuellement et tout simplement par le mouvement d’une conscience droite et avec prudence. On ne peut s’empêcher de transposer : que dut penser (et souffrir) Madame Acarie et ses enfants (notamment Marie que a déjà neuf ans au moment des faits) lorsque Pierre fut puni de l’exil et de la confiscation de ses biens ? Pierre s’était engagé dans un combat qui, du point de vue familial, était une grave imprudence qui renversa toutesa maison. Mais dans la famille de Pierre il y a le pardon de la faute avouée et reconnue. Dans une autre famille sans pardon, que serait-il advenu ?

Marie indique son âge dans deux autres notations sur sa vie avec sa mère qui méritent d’être rapportées : "Etant en une maison des champs avec elle, âgée de quatorze à quinze ans environ, [il y avait] une compagnie (groupe de gens) d’une ville assez proche [où] elle avait quelque petite affaire pour m’envoyer. . . je témoignais quelque affection d’y aller, ce qu’elle avait remarqué. Sans rien me dire, [moi-même] étant dans le carrosse, le cocher touchant ses chevaux, [elle] me fit descendre et ôter mon sac de nuit, me disant qu’elle ne désirait pas que j’y allasse. Après être remontée dans notre chambre et repris mon ouvrage comme n’y pensant plus, elle me fit appeler et dit qu’elle s’était ravisée que je montasse dans le carrosse, dont il me semble qu’elle me fit encore descendre pour voir si je ne témoignais point aucun ressentiment et peine (18)". Marie ne dit pas ce qu’il advint finalement mais il est certain qu’à cette école douce mais énergique, son caractère de glorieux et éloigné de l’humilité, est devenu souple sans réticence. Pour le choix des habits, comme on l’a vu, il ne fallait pas plus faire de caprices ni exiger et : "s’il arrivait de le dire, l’on nous donnait le contraire, cela jusqu’à l’âge de quinze à seize ans ou environ (18)". Il y a donc un moment dans l’existence, quinze ou seize ans (l’âge du mariage pour les filles), où le caractère est formé et où l’adulte lui-même doit déterminer ses choix, mais capable d’exercer sa liberté intérieure acquise à cette école de volonté sur soi.

Enfin, Marie apprend de sa mère : "qu’il n’était pas bien séant à une fille de s’ennuyer en aucun lieu ou d’avoir un autre désir que sa mère (17)", ce qui doit lui faire proscrire l’oisiveté et être soumise, comme, en cas de mariage, elle devra l’être à son mari.

Voici ce qu’était une "bonne éducation" pour une fille. Marie ayant répondu de son mieux, elle se pose enfin la question, comme beaucoup de nous, de l’amour que sa mère lui porte au delà de la douceur et de l’affection apparente. Sa mère lui fait savoir clairement : " qu’elle nous aimerait qu’autant que nous aimerions Dieu et que le plus étrange(r) d’Allemagne qu’elle connaîtrait l’aimant (Dieu) plus que nous, aussi l’aimerait-elle davantage (17)" et plus loin dans son témoignage : " Elle n’aimerait aucun de ses enfants qu’autant que nous aimerions Dieu et que si elle reconnaissait plus d’amour de Dieu au plus étranger d’Allemagne, qu’elle l’aimerait mieux que nousop. cit. f° 512rv" et Marie de conclure sur une note qui nous laisse un sentiment de tristesse pour elle qui a une âme si bonne : "Cela me toucha sensiblement d’autant que je serais, ce me semble peu aimée d’elle n’ayant point d’amour de Dieu, dont je suis fort éloignée et suis encore (20)". Marie écrit encore : "Nous avons eu le bien d’être près d’elle jusqu’à l’âge de vingt deux ans op. cit. f° 514v", car c’est le 23 Mars 1608 qu’elle prit l’habit du Carmel.

2- La jeune fille jusqu’au choix du Carmel.

Marie avait accompagné sa mère et ses deux soeurs lors de l’arrivée des carmélites espagnoles en France et de leur installation dans le premier monastère de Paris en 1604. Elle fut de même présente lors de l’installation des carmélites de Pontoise l’année suivante et elle aida aux derniers aménagements de leur première maison sise dans la rue actuellement dénommée "Marcel Rousier Histoire manuscrite du Carmel de Pontoise, tome I (1582-1680), p.145-146".

Marguerite, première des soeurs de Marie, prit l’habit du Carmel le 15 Septembre 1605, moins d’un an après l’arrivée des mères espagnoles, puis Geneviève, sa seconde soeur, le 24 Juin 1607.

Mais Marie, dit-on, fut longtemps indécise, entre "s’établir dans le monde", qui normalement avait lieu à l’age de seize ou dix sept ans, ou bien entrer au couvent, ceci malgré les dispositions qu’elle avait manifestées dès ses dix ans environ, lors de sa sortie de l’abbaye de Longchamp. Elle devait avoir une ressemblance assez prononcée avec sa mère, qui était d’une beauté remarquée. Sans doute, on peut s’en faire une idée en regardant les portraits de ses deux soeurs qui ont été conservés et en particulier celui Marguerite, peint par Simon Vouet. Les Acarie étaient fort belles. Il n’est donc pas étonnant que Marie prit goût aux parures, surtout avec un caractère glorieux et éloigné de l’humilité qu’il faut comprendre ici comme n’étant ni suffisamment modeste ni convenablement effacé.

A cette époque, la parure des femmes est fort compliquée. Pour une femme de qualité, il faut au moins une heure, voire deux, pour s’habiller chaque jour, et l’aide d’une femme de chambre est indispensable. Pour une fête, on rajoute des quantités d’accessoires et complications si bien qu’il faut une matinée entière pour tout revêtir et l’agrémenter de bijoux et de fourrures. Les tissus sont très soignés depuis le linge de corps fin jusqu’aux lourds brocards des robes tombantes, toujours de coloris marqués et harmonieux. Les femmes portent tout le jour, lorsqu’elles vont à l’extérieur, une coiffure à la médicis, mise à la mode par les reines Catherine et Marie. On peut voir cette très belle coiffure dans le tableau de l’église saint Merry (peint au XIXème) qui représente Madame Acarie distribuant des aumônes aux pauvres (et qui fait la couverture du livre de M. Michel Picard : Madame Acarie). Incidemment, notons que cette coiffure fut aussi celle de l’uniforme des Ursulines, consacrées à l’éducation des jeunes filles de famille, et dont la tenue vestimentaire devait être un modèle pour leurs pensionnaires. Cette coiffure de religieuse fut de mise chez les Ursulines jusqu’au Concile de Vatican II, où un voile simple la remplaça. Mieux que sur les tableaux des maîtres de ce temps (Le Primatice et l’Ecole de Fontainebleau), il est encore possible de se rendre compte de la splendeur du vêtement des femmes de qualité de la renaissance à l’aube de l’époque classique, en visitant les musées consacrés à cette époque comme celui d’Ecouen. Dès lors on comprend que Marie ait été attirée par ces atours pour elle-même "quoique sa mère fut très attentive à l’éloigner des vanités de ce mondeBoucher, p. 335". Et Marie: " conserva toujours un grand fond de religion, mais sa piété souffrait du goût frivole qu’elle avait pris (23)". Comprenons bien que Marie qui est élevée à Paris, en relation constante avec les familles Molé, Séguier, Marillac et toute la noblesse de robe de l’époque, se doit de porter les vêtements et la coiffure que sa condition exige, mais elle doit en retrancher et le frivole et l’indécent.

Chez certaines femmes du monde, il semblait que la mode ait perdu de sa retenue d’autrefois. Aussi de bons esprits se sentirent le devoir d’appeler à plus de retenue en publiant des livres de bienséance. Dans l’un d’eux, écrit au XVIIème, on lit toute l’importance et la signification du voile que devraient porter les femmes : " Si elle (la femme) le considère (son mari) autant qu’elle le doit qu’elle affecte de paraître la gorge et la face voilée, puisque par ce moyen, dit le grand Apôtre, elle montrera qu’elle est véritablement et volontairement soumise à son mari. Car du temps de S.Paul, quand une fille se mariait, on lui mettait un voile sur la tête et sur les épaules, pour marquer qu’elle passait sous la puissance de son époux et qu’elle cachait pour tout autre que lui, son visage et son seinJ. Boileau Despréaux, De l’abus des nuditez de gorge, Bruxelles, François Foppens, 1675, p. 106". Autre temps, autres moeurs ?

Dans le texte que Marie, alors religieuse à Orléans, écrivit sur Pierre de Bérulle, mentionné à la section précédente, il est fait mention de certains de ses souvenirs qui appartiennent au temps de sa jeunesse. Marie note que l’ordination à la prêtrise de Pierre eut lieu le 5 Juin 1599, elle avait alors quatorze ans et lui vingt quatre : "il dit le lendemain la sainte messe en la fête de la très sainte Trinité, depuis lequel jour jusqu’à la mort, il n’a manqué de deux fois de la dire. Une fois étant sur la mer au voyage d’EspagneRelation de la mère Marie de Jésus, p.4" et elle donne la raison exceptionnelle de ce dernier manquement : "Un nouveau (devoir) se présente qui est l’établissement des Carmélites en France, où Dieu l’oblige de s’employer… il entreprend le voyage d’Espagne et s’embarque en Bretagne pour aller quérir des Religieuses, il n’est presque hors de terre qu’il s’élève une si grande tempête que le pilote commanda de sortir du navire et se jeter sur un rocher tout proche, ce grand serviteur de Dieu sort le premier, mais le rocher étant glacé (c’était au mois de Février 1604) il glissa dans la mer, Dieu… le préserva de ce danger faisant que son manteau s’étendit sur l’eau et le retint sans enfoncer jusqu’à ce que l’on vint le retirer… Il souffrit beaucoup travaux et peines dans l’Espagne pour obtenir les Religieuses qui étaient nommées par le bref du Pape, et une fois il lui fut dit beaucoup d’injures et calomnies et par personnes de qui il devait attendre plus de courtoisie et charité op.cit. p. 9 -10". Sur l’introduction du Carmel réformé en France, Marie ne dit rien d’autre, ni sur sa mère, ni sur le rôle de supérieur exercé par Pierre de Bérulle (cela sera l’objet de la troisième lettre qui a été conservée de François de Sales à Marie), ni a fortiori sur les frictions inévitables qui eurent lieu entre ces personnes. Silence qui n’est certainement pas de celui qui ne sait rien, mais de celui qui ne dit…par exquise charité probablement.

Marie nous raconte encore qu’en 1602, le jeune prêtre se rend à Verdun en Lorraine (précise bien Marie pour signifier que ce n’est pas en France) pour faire les exercices spirituels de saint Ignace sous la conduite du R.P. Maggio, "jésuite auquel il avait grande confianceafin d’être par lui(le R.P.) assuré de ce que Dieu désirait de lui (Pierre)…La conclusion de cette retraite qui lui fut donnée par lui, est que Dieu ne le voulait pas en leur compagnieop.cit. p. 8". Mais Pierre conserve affection et porte soutien aux Jésuites malgré leur éloignement de France que les jaloux et les intrigants, sous les prétextes de morale corrompueDivers écrits des Curés de Paris, Rouen, Nevers, Amiens, Evreux et Lisieux, contre la morale des Jésuites, publiés pendant les années 1656, 1657, 1658 et 1659, sans lieu de publication, 1762 et même de pratiques de sorcellerieL’histoire du père Henry, Jésuite, brûlé à Anvers le 12 Août 1601 réussirent à obtenir. En effet les Jésuites : " étaient les infatigables tenants contre le Protestantisme. En 1602, au moment au Henri IV se disposait à les rétablir, le Synode calviniste assemblé à Grenoble prend la résolution d’employer tous les moyens de s’opposer à leur retourJ.Cretineau-Joly, Clément XIV et les Jésuites, Bruxelles 1847, p. 98,99". Raconter toute cette histoire, exactement contemporaine de la retraite de discernement du jeune prêtre chez les pères de Verdun, entraînerait trop loin, mais il vaut la peine de lire ce que Marie rapporte au sujet de l’action de Pierre : " (Dieu) l’avait choisi pour chef d’une nouvelle (congrégation) qu’il voulait par lui, établir en son Eglise et dès lors il lui fut donné la vue et procès de l’institution de la Congrégation de laquelle, néanmoins il ne voulut lors commencer l’établissement… (car il ne voulait) empêcher le rétablissement des pères Jésuites en France, pour lequel il s’est employé de tout son pouvoir, comme en leur bannissement il leur avait …(témoigné) grande et sincère affection Relation de la Mère Marie de Jésus, p. 8,9".

L’Angleterre de l’époque, après le supplice des cinq pères chartreux , la décapitation de Thomas More et de l’évêque John Fischer, tous non signataires de l’acte de soumission à Henri VIII, persécute à mort tout ce qui n’est pas anglican: catholiques fidèles à Rome comme Luthériens et Calvinistes. Marie écrit encore sur Pierre conscient du grand danger auquel il va s’exposer : " Partant pour aller en Angleterre, il écrivit à une supérieure des Carmélites en ces mêmes mots : je vous écris ce mot pour vous prier que ce voyage soit recommandé à vos prières et à celles de la maison (31)". Elle témoigne aussi que les prêtres réfugiés en France ont besoin de secours : "singulièrement les prêtres anglais, hibernais(?) et écossaisProcès, Riti 2236, f° 506v" sans oublier, bien entendu, de rappeler que sa mère : " avaitgrande aversion des hérétiqueset un particulier désir de la conversion du Royaume d’Angleterre et priait souvent et avec ferveur pour iceluy op. cit. f° 508v".

Tout ceci démontre que Marie avait une large connaissance des faits importants de son époque et sa personnalité devait être solide au point que : " Lorsque Marie eut 17 ans, elle (sa mère) s’étudia à lui former l’esprit, lui parlant des affaires de la famille, lui donnant beaucoup de charge, lui demandant même son avis en quelques occurrences Duval, La Vie admirable de la Bienheureuse. p.46.". Sa mère va jusqu’à lui confier la clé de l’armoire aux aumônes où sont rangées les sommes d’argent que donnent des bienfaiteurs en attendant qu’elles soient distribuées à bon escient. Le mariage est proposé à Marie : "Dans une circonstance, il fut question de la donner en mariage à un jeune homme, qui était pourvu d’une belle charge dans la capitale; et on devait lui donner une dot proportionnée à sa naissance et au rang que son père avait tenu dans le mondeBoucher, Livre III, p 336". De cet intéressant parti, nous n’en savons pas plus. Quel qu’il fut, Marie n’en voulut pas et ses parents ne l’obligèrent pas de le prendre. Il semble bien qu’elle n’eut jamais d’hésitation pour refuser le mariage dont l’état même tel qu’elle le vit chez ses parents et proches et tel qu’il se concevait à son époque, ne lui convenait pas : "elle (sa mère) lui proposa le mariage et lui fit savoir que quelques personnes la demandaient qui étaient des gens d’honneur et pourvus de grands états. Mais sa fille n’y voulut jamais entendre, ne voulant être mariée Duval, La Vie admirable de la Bienheureuse. p. 216.". Mais alors, une jeune fille qui ne se marie pas doit entrer au couvent, il n’y pas d’autre choix. Et Marie ne se sent pas (encore) appelée à cela. Sa mère a dit et répété qu’elle ne voulait pousser aucun de ses enfants dans la vie religieuse à moins d’une vocation véritable. Irrésolue, voilà comment les auteurs de l’époque comprennent Marie.

Le manuscrit que Marie de Jésus nous a laissé, comprend, dans sa dernière partie, une narration fort longue et plus que détaillée du combat intérieur qu’une jeune fille, dont les parents avaient souvent la visite de Pierre de Bérulle, devenu depuis Cardinal, aurait mené pour se déterminer, n’ayant ni le désir du mariage ni celui de l’état religieux : " Une jeune fille, très éloignée de la piété et encore plus d’être religieuse, ses père et mère étant sur le point de conclure une affaire (de mariage), pour la lier par état dans le monde (elle était âgée de 15 à 16 ans) notre bienheureux Cardinal, dans la vue du dessein de Dieu sur cette âme, n’étant averti de ce qui se passait, inspiré de Dieu, va promptement trouver les parents, leur dit "ne passez pas outre, rompez l’affaire, je vous assure que votre fille sera religieuse". Le respect qu’ils lui portent et l’estime de sa vertu, les font soumettre à sa parole et obéir à l’aveugle (ainsi que je l’ai entendu dire de leur bouche)… Quelque année se passe dans le monde à son ordinaire qui donne de nouveau sujet de la faire demander (en mariage), ce qui donnait grand peine aux parents, sur ce voici une furieuse tempête s’élève en l’âme de cette pauvre fille qui la mette dans une aversion extra-ordinaire de la religion (lire: de l’état religieux) et telle que je lui ai entendu dire qu’elle eut plutôt choisi de souffrir toutes les peines et tourments qui ont été soufferts depuis la création du monde, et demeurer à souffrir en purgatoire jusqu’au dernier jugement que d’être religieuse, en même temps une aversion au mariage…plus sensible et insupportable que l’agonie de la mortRelation de la mère Marie de Jésus, p. 19,20". Le texte va ainsi crescendo pendant neuf pages où est décrite la discrète mais persévérante influence… les paroles, la présence seule de M. de Bérulle finirent par faire aboutir la vocation de cette jeune fille après six années de très profonds et difficiles combats intérieurs :" Je me charge de votre âme (lui dit-il) pouvant en répondre devant Dieu..Je vous prie de croire que c’est la volonté de Dieu de laquelle je me fais cautionop. cit. p. 25". Cette jeune fille entre finalement au couvent puis voici l’épilogue : "La grâce que Dieu a faite à cette âme de trouver le Paradis dans le lieu qui lui semblait être un enfer, et lui donner les forces du corps pour l’observance de la règle, contre l’apparence humaine est un témoignage véritable et irréprochable que Dieu la voulait religieuse, et de cet ordre ainsi que lui avait assuré notre bienheureux Cardinal (38)". Marie décrit ce cas avec une vérité et une précision troublantes. La similitude entre Marie et la jeune fille du texte va jusqu’à celle des dates : seize ans lors du refus du premier mariage, six ans de recherche indécise et de refus des beaux partis qui se sont présentés, puis entrée dans un ordre religieux (indéterminé dans la note, cela va de soi) à vingt deux ans. De plus l’influence de M. de Bérulle sur la décision de Marie fut manifeste : " … malgré ses hésitations et défaillances, elle subissait la discrète mais persévérante influence que les paroles, la présence seule de M. de Bérulle exerçait sur son âmeM. Houssaye, M. de Bérulle et les Carmélites de France, 1575-1611, Paris, Plon Ed. 1872, p. 224".

En revanche, ce que les biographes ont retenu de la manière dont Marie prit sa grande décision, diffère du cas de la note manuscrite : " Elle (Marie) demeurait suspendue entre ciel et terre, ce qui causait dans son coeur de très grandes angoisses. Sa bonne mère, émue de compassion et désirant qu’elle ne demeurât pas plus longtemps irrésolue, la mena à Notre Dame de Liesse environ six mois avant son entrée en religion. Et ce fut en ce saint lieu que, par les mérites de la Sainte Vierge Mère de Dieu, et par les ferventes prières de sa bienheureuse mère, elle fut tellement touchée de Dieu, qu’elle se sentit entièrement résolue d’être religieuse en l’Ordre des CarmélitesDuval, La Vie Admirable de la Bienheureuse.p. 216-217.". Et encore : " Pour mettre fin aux irrésolutions de sa fille, la Bienheureuse fit avec elle un pèlerinage à Notre Dame de Liesse, pour implorer le secours de la Sainte Vierge; et cette demoiselle, touchée par la grâce, résolut sur le champ de se faire carmélite. Six mois après ce voyage, elle prit l’habit religieux au premier couvent, le 23 Mars 1608Boucher, Livre III, p. 336". Notons que ces deux témoignages ne sont pas contradictoires. Marie a pris sa décision aux pieds de Notre Dame de Liesse, après avoir été soutenue, six ans durant, par la prière et le soutien discret de Pierre de Bérulle. Et, en témoignage de respect pour l’état de prêtre, Marie témoigne : " que le jour précédent celui que j’entrai en la religion, elle (sa mère) me mena à lui (monsieur le vicaire) pour recevoir sa bénédiction et me recommander à ses saintes prières et sacrificesProcès, Riti 2236, f° 527r ".

3- Carmélite à Amiens avec sa mère.

Le premier couvent est celui de Paris, ce qui est tout à fait normal pour une jeune fille parisienne. A son nom est ajouté le nom de Jésus: Marie de Jésus est dorénavant son nom de religieuse puis : "L’année suivante, le 25 Mars du même mois, elle fit profession dans le même monastère, avec la dernière de ses soeurs (Geneviève) (41)". On ne sait pas exactement quand Marie de Jésus quitta le premier couvent pour celui d’Amiens (fondé en 1606), mais, lorsque sa mère y entra le 14 Février 1614, Marie de Jésus ne faisait pas encore partie de cette communauté. On sait, en revanche, qu’en Février 1615, au plus tard, Marie de Jésus est à Amiens dans cette même communauté, ce qui inaugure une période très particulière où mère et fille sont réunies, et plus particulière encore lorsque la fille sera élue sous prieure, sa mère étant soeur converse.

Marie de Jésus connaît intimement sa mère puisqu’elle était restée près d’elle jusqu’à l’âge de 23 ans. Depuis les jours terribles du bannissement de son père, Pierre Acarie, elle a vécu les épreuves familiales auprès de sa mère et, parvenue à l’age de dix sept ans, elle a été appelée à la seconder dans ses oeuvres multiples. Elle se souvient des créanciers véreux qui saisirent tous les biens de la maison, des domestiques envoyés par leurs maîtres pour mettre à la porte sa mère cherchant du pain pour sa famille, et aussi de sa mère "travaillant nuit et jour" pour réunir la somme nécessaire pour payer la rançon qui libérerait son père, du retour progressif d’exil de ce dernier, mais assombri par le grave accident de cheval où sa mère, revenant de Luzarches, se brisa la cuisse en trois fractures ouvertes. Marie accompagnait aussi sa mère, deux ans plus tard, lorsque cette dernière fit un faux pas qui lui brisa de nouveau la jambe et Marie se souvient encore du visage de sa mère "si tranquille et serein qu’il semblait qu’elle n’avait aucun malop. cit. f° 541r", supportant les souffrances indicibles de la remise en place des os par le chirurgien La Noue. Elle veilla sur sa mère alitée pendant les trois mois nécessaires à sa guérison Et même, en 1606, peu avant son entrée au Carmel, pendant trois mois Marie veille sa mère atteinte d’une grave maladie pendant laquelle on la croit perdue. Parfois, malgré les douleurs les plus aiguës sa mère lui dit pourtant: " Marie me voudriez vous faire un plaisir? Je vous prie allez vous coucherop. cit. f° 543r".

Puis, environ trois semaines avant la fin du noviciat de sa mère, celle-ci déjà malade depuis deux mois, connaît une poussée supplémentaire de son mal qui devient alors très grave, Marie de Jésus assure sa garde : "Sa maladie allait croissant et arriva à une telle extrémité que le huitième avril mil six cent quinze auquel jour expira l’année de son noviciat, l’on pensait que ce fut le dernier de sa vie et elle même témoignait le croire, au moins de le penser op. cit. f° 520v". Sur la demande de la mère prieure qui désire que la malade fasse sa profession in extremis, Marie de Jésus aide alors la malade à tenir son papier pour écrire celle-ci puis l’entend ensuite prononcer ses voeux : "d’une dévotion et ferveur admirable qui tiraient les larmes aux yeux de tout le couvent qui assistait à ce saint spectacle avec une extrême édification et sentiment de dévotionop. cit. f° 521r". Puis la nouvelle professe communie une fois encore avec une profonde dévotion et récite le verset cher à sainte Thérèse d’Avila : Misericordias Domini in aeternum cantabo, verset qui magnifie Dieu miséricordieux, Dieu amour. Un cantique de facture contemporaine, prend ce magnifique verset en latin comme refrain et en développe la signification dans des couplets de pure louange:

1- Je veux chanter et redire à jamais:
"Ta miséricorde est infinie, ô mon Dieu !"

2- Je veux t’aimer, je veux te faire aimer
Proclamer ton nom partout dans le monde entier

3- Je chanterai tes louanges, Seigneur
Par toutes tes oeuvres tu m’as comblée de joie.

Mais l’état physique de la mourante, rendu de manière très exacte par Marie, devient pitoyable : "Le médecin l’ayant trouvée d’un froid de mort par tout le corps jusqu’à l’estomac, ne lui restant plus de chaleur de l’estomac jusqu’au coeur, assurant la larme à l’oeil qu’elle ne pouvait vivre naturellement plus d’une heure, il ressort du couvent dans la croyance de ne plus la revoir en vie op. cit. f° 522v". Mais voici que : " Le confesseur avec la mère prieure lui dirent que par obéissance, elle demandât à Dieu de ne point mourir encore… O mon Seigneur s’il vous plait me redonner encore de la vie que ce ne soit donc que pour souffrir (prononça-t-elle)… Au même instant qu’elle eut fait cette prière et donné son consentement pour vivre, l’on ressentit peu à peu la chaleur naturelle revenir par tous ses membres qui en étaient entièrement destitués et froids comme le marbre ou pour mieux dire comme une personne morte… dès lors nous eûmes une entière espérance que Dieu lui avait octroyé la vie et la guérison de cette maladie qui avait déjà été de trois moisop. cit. f° 523r".

Et voici que le 11 Mai 1616, Marie de Jésus est élue sous prieure. Sa mère, par observance de la règle, désire lui témoigner tout le respect dû à son rang : "Souvent me rencontrant en notre couvent d’Amiens en quelque passage ou porte, sitôt qu’elle m’apercevait de plusieurs pas elle se rangeait pour me laisser passer ce que voyant mon orgueil ne pouvait souffrir, je rebroussais cheminop. cit. f° 532v-533rv". En effet Marie ne peut pas supporter et pourtant : "Ce qu’il fallut souffrir, mais je confesse que voyant arriver ma bonne mère avec une humilité extraordinaire, qui, sans égard à ce que les autres faisaient ni à l’incommodité de sa jambe, se mit à genoux pour m’embrasser et baiser notre scapulaire avec une façon en son visage qui témoigna joie de rendre cette soumission que mon orgueil ne pouvait souffrir…Elle prenait plaisir à me rendre respect et obéissance en toutes sortes d’occasions… me demandant licence de plusieurs choses qu’elle eût pu faire sans me le demander (48)".

Pour des raisons qui débordent l’objet de ce texte, les Supérieurs généraux du Carmel transférèrent la mère de Marie à Pontoise où elle arriva le 7 Décembre 1616. Depuis cette date, Marie ne revit plus sa mère qui mourut à Pontoise le 18 Avril 1618. Mais cette absence ne signifia pas que Marie fut coupée des nouvelles de sa chère mère; bien au contraire sa mère lui écrivit des lettres dont quatre nous sont encore connues aujourd’huiMadame Acarie, Ecrits spirituels, présentation de Bernard Sesé, Ed. Arfuyen 2004, p 115-128 (malgré le fait regrettable que les originaux aient disparu au XIXème siècle). Dans la lettres du mois de Mars (ou Avril) 1617 adressée de Pontoise, on peut lire les demandes pressantes de prières adressées à Marie pour les membres de la famille : " … que vous vous souveniez de vos deux frères et belle soeur. Je vous recommande ceux-là plus particulièrement que les autres, croyant qu’ils en ont le plus besoin op. cit., lettre n° 9, p. 117". L’insistance est la même dans la lettre du 2 Octobre 1617 : " Mais avec plus d’insistance, priez pour vos deux frères qui sont dans la mer du monde et en grand hasard d’y faire naufrage op. cit., lettre n° 10, p. 120". Et dans la lettre du 21 Janvier 1618, l’inquiétude est augmentée du fait que les fils ne donnent plus de nouvelles à leur mère : " Je crois qu’ils sont en champagne. Nous n’en entendons non plus de nouvelles que vous. Il faut, ce nous semble, quelque coup du ciel pour y apporter du changement op. cit., lettre n° 11, p. 125". Jusqu’à sa mort, Marie de l’Incarnation demandera à sa fille aînée de faire prier tout le monastère d’Amiens pour ses fils : " Au reste, je vous prie de le faire (prier) à bon escient pour votre frère aîné (Nicolas). Il est en grand hasard de son salut…Et pour l’autre, je le désirerais être hors de tous dangers op. cit., lettre n° 12, p. 127-128". Comme on le voit, les frères de Marie ont donné beaucoup de souci, surtout l’aîné Nicolas et Jean le plus jeune fils.

Alors que des membres d’une même famille vivant dans une même communauté religieuse évitent difficilement de reconstituer la chaude ambiance familiale entre eux, Sr Marie de l’Incarnation révèle dans ses courriers à sa fille, sa grande maturité spirituelle : « Dieu veut que nous menions une vie toute spirituelle et qu’il n’y ait plus en nous d’affection selon la chair et le sang qui est peu au prix de celle de l’esprit qui nous unit et conjoint à Dieu. C’est en Lui, en effet, que nous devons être unies, en nous retirant fortement de tout ce qui peut empêcher cette union dont notre sainte Mère (Thérèse) parle si bien en son livre du Château de l’âmeop. cit., lettre n° 11, p.124. »

Ces lettres nous apprennent aussi qu’il y eut des envois d’images pieuses dans les deux sens, et que des nouvelles sont échangées au sujet des soeurs des deux couvents et de personnes de monde qui comptent pour l’une et l’autre. "Elle (Madame Acarie, surtout dans le monde) écrivait une infinité de lettres, tant pour ses affaires domestiques que pour répondre à ceux qui lui écrivaient. Elle ne les relisait jamais… et néanmoins ses lettres se trouvaient si bien faites qu’il n’y avait rien à y redire, bien qu’elle les écrivit fort rapidement et sans aucune pauseDuval, La Vie Admirable de la Bienheureuse – p 347".

Marie de Jésus reçoit aussi des lettes d’autres correspondants, qui l’informent de l’état de santé de sa mère si bien qu’elle serait capable de reconstituer exactement ce qui se passait à Pontoise quasiment au jour près: "En une lettre que m’écrivit feu Monsieur le Garde des Sceaux de Marillac quatre jours avant l’heureuse mort…Procès, Riti 2236, f° 546r". A l’occasion de cette mort, Marie reçoit un abondant courrier dont elle mentionne, dans son témoignage, les plus importantes lettres qui tentent de la consoler en rendant un ultime témoignage à son exceptionnelle mère : "Le révérend père Dom Sans de Sainte Catherine, général des révérends pères Feuillants en cet écrit qu’il m’envoya après la mort de cette bienheureuse pour ma consolation.. ". Le saint homme ajoute dans ce même écrit: "Je vous désire dans l’esprit de votre sainte mère c’est à dire cette entière humilité, implicité, naïveté, vérité, fidélité, charité et sainteté qui était en son âme…op. cit., f° 545r et 549v." Et encore : "En une lettre que notre révérend père supérieur Monsieur du Val m’écrivit sur sa mort..(56)."

L’ordre du Carmel se répandant à vive allure, les "cadres" bien formés suffisaient à peine, aussi en juillet 1620, Marie de Jésus fut envoyée par les Supérieurs généraux en qualité de prieure, au Carmel d’Orléans, fondé le 25 Mars 1617.

4- Au Carmel d’Orléans.

Le Carmel d’Orléans n’en est encore qu’à ses premiers débuts lorsque Marie de Jésus y arrive en tant que prieure. Ce carmel est pauvre comme tous les Carmels sans doute, mais celui-ci l’est plus particulièrement parce que le don de fondation fut très modique. Le monastère a été placé sous le vocable de la sainte mère de Dieu et de saint Joseph. La mère Marie du saint Sacrement, professe du carmel de Pontoise en fut la première prieure, entourée en particulier, de soeur Thérèse de Jésus sous prieure, et des soeurs Madeleine de saint Joseph, et Jeanne du saint Esprit, elles aussi de Pontoise Chroniques de l’ordre des Carmélites de la réforme de sainte Thérèse depuis leur introduction en France, Troyes 1856, Tome III, p. 183. La mère prieure, pendant les trois ans qu’elle demeura dans sa charge, reçut la profession de sept religieuses !

Marie de Jésus, auréolée de la renommée de sa mère, arrive donc à Orléans en 1620, le 1er Juillet très exactement. C’est elle qui fit bâtir le couvent dans un état convenable pour une communauté religieuse et on a dit que ce couvent était le plus conforme de tous aux règles de l’ordre. Ceci se conçoit bien pour deux raisons : la première est que Marie connaît très bien l’ordre du Carmel ; la seconde est que Marie avait des dons artistiques véritables, développés probablement tout au cours de son éducation àLongchamp d’abord, puis par sa mère ensuite. Au monastère qu’elle fit si bien bâtir, elle ajouta six rmitages et un septième ensuite « en l’honneur de sa Ste Mère N.B.S. Marie de l’Incarnation,c’estoit son recours ordinaire dans tous les besoins de cette maison naissante, dont la pauvreté extrême avoit double besoin de la Providence. Dans les plus pressantes nécessités et pour subvenir aux dépenses du bâtiment, elle courait en ce saint lieu où on la trouvait tout absorbée en Dieu Histoire manuscrite de la fondation des Carmélites de France, volume Orléans. Copie aimablement transmise par le carmel de Créteil.. »

Anne d’Autriche fit un don important (10.000 livres, mais on ne sait pas bien à quelle valeur le comparer pour avoir une idée de son importance pratique: Pierre Acarie a donné 100 écus pour la chapelle de Notre-Dame-de-Bonne-Délivrance de l’église Saint-Gervais) pour demander des prières au monastère afin qu’elle puisse mettre au monde un dauphin pour la France. Il faut bien dire qu’Anne d’Autriche mariée à 17 ans ( son mari avait le même âge qu’elle) et n’ayant pas encore de descendance après 21 ans de mariage, avait "frappé à toutes les portes" : elle avait même demandé à coucher dans le lit même de Marie de l’Incarnation au couvent de Pontoise. Mais tout de même, pourquoi la reine Anne d’Autriche s’est-elle adressée, entre autres, à Marie de Jésus pour lui communiquer son intention de prières qui, comme on l’imagine aisément, lui tenait particulièrement à coeur ? Une réponse plausible serait simplement de rappeler le lien direct entre Marie et sa mère que la piété populaire dorénavant désignait comme intercesseur privilégié auprès de Notre-Dame-de-Bonne-Délivrance. Comme Anne d’Autriche fut exaucée au delà de toute espérance, ayant accouché (à l’âge de 38 ans !) le 29 Septembre 1638 d’un solide enfant de sexe masculin, elle ajouta d’autres dons à ce monastère (le chauffage et des objets de culte) et obtint ultérieurement de ce fils, Louis XIV, l’ exonération du paiement de l’impôt sur le sel. Cette naissance et sans doute bien d’autres, ont orienté la dévotion populaire vers Marie de l’Incarnation.

On sait qu’une profonde amitié spirituelle était née dès 1602, entre Madame Acarie et François de Sales, alors coadjuteur de Monseigneur de Granier, évêque de Genève en résidence à Annecy. Cette amitié s’était naturellement étendue aux enfants. La première lettre de François de Sales adressée de Tours à Marie de Jésus, encore sous-prieure au Carmel d’Amiens, est datée du 20 ou 21 Septembre 1619. Cette lettre est rève mais ne manque pas de mentionner les deux autres soeurs de Marie, Geneviève et Marguerite, toutes deux carmélites. Mais surtout on y lit les marques d’affection profondes de François de Sales pour Marie et la joie de la décision que Marie a finalement prise après tous ses débats intérieurs : " (je) vous envoie ce billet qui vous dira de ma part que toute ma vie j’ai chéri votre âme de tout mon coeur et me suis consolé de savoir que la divine Majesté vous avait retirée à son service en une si (sainte) vocation comme est celle en laquelle vous vivez et que j’honore parfaitement et en laquelle je prie Dieu et ne cesserai point, que vous persévériez heureusement faisant de continuels progrès…François de Sales, Œuvres Complètes, édition de la Visitation d’Annecy, tome XIX, année 1619, lettre MDLIV, p. 23-24".

Arrivée depuis le 1er Juillet 1620 au Carmel d’Orléans, Marie de Jésus reçoit du grand évêque François de Sales, une nouvelle lettre écrite en Septembre ou Octobre de la même année qui semble être une réponse à deux lettres antérieures de Marie à François de Sales mais qui, malheureusement n’ont pas été onservées. Il y aurait donc eu une correspondance suivie entre ces deux personnes, précisément pendant la période du changement de monastère et de charge de sous prieure à Amiens à prieure à Orléans. Peu importe les circonstances, c’est dans cette lettre que l’on trouve les magnifiques phrases sur les amitiés spirituelles : "C’est une qualité des amitiés que le ciel fait en nous, de ne périr jamais, non plus que la source dont elles sont issues ne tarit jamais, et que la présence ne les nourrit, non plus que l’absence ne les fait languir, ni finir; parce que leur fondement est partout, puisque c’est Dieu auquel j’ai rendu grâces très humbles de votre vocation, et de celles des deux chers soeurs à un si saint institut François de Sales, op. cit., tome XIX, année 1620, lettre MDCCV, p. 342-344.".

La lettre de François de Sales se poursuit en exprimant toute la satisfaction qu’il éprouve devant l’union qui désormais relie le Carmel à la Visitation dans la ville d’Orléans. Loin d’y faire sentir quelque rivalité, la saine théologie de François de Sales apparaît avec toute sa limpidité pour l’intelligence et sa rectitude pour la foi dans le dessein de Dieu, tout cela dans un style elliptique et agréable : "(puisque je parle avec vous, ce me semble, coeur à coeur) je puis ajouter et selon la véritable règle que je leur ai souvent inculquée (aux soeurs de la Visitation), qu’il fallait que chacun cultivât la vigne en laquelle il était, fidèlement et très amoureusement pour l’amour de Celuy qui nous y a envoyés; mais qu’il ne fallait pour cela laisser de connaître et reconnaître franchement la plus grande excellence des autres et à même mesure leur porter toute révérence et vénération (59)". Comment s’empêcher de se poser la question de savoir si le grand François de Sales aurait mis une limite à cette reconnaissance de la plus grande excellence des autres ? La réponse, en Février 1938, d’une Thérèse Bénédicte de la Croix est saisissante : "Je suis loin de penser que la miséricorde de Dieu est limitée par les frontières de l’Eglise visible. Dieu est la vérité. Qui cherche la vérité cherche Dieu, qu’il en soit conscient ou nonE. de Miribel, Edith Stein (1891-1942), réédition Paris 1998, lettre 172.". Est-ce ’tiré par les cheveux’ que de rapprocher les pensées de ces deux grands spirituels qui se sont exprimés dans l’ambiance de la spiritualité carmélitaine ?

Devant la difficile question qui déjà surgit, de savoir comment doit être organisé le gouvernement de l’ordre du Carmel en France J.D. Melot, Histoire du Carmel de Pontoise – Tome I – 1605-1792, p. 111 – 112, le grand évêque écrit en décembre de la même année, en 1620 par conséquent, une lettre à Marie de Jésus où il lui conseille de ne pas désirer changer de supérieurs. Il le fait avec une grande humilité qui se manifeste dans la délicatesse avec laquelle il se permet de donner son avis, le tout avec une exquise politesse et une chaleureuse affection : " Ce n’est pas que je veuille faire l’arbitre en un différend porté de part et d’autre de tant de gens; mais je vous parle comme à mon ancienne et cordiale fille, en toute confiance François de Sales, op. cit., tome XIX, année 1620, lettre MDCCX, p. 410-411.". Et la conclusion mérite d’être retranscrite tant elle manifeste affection et respect mais donnant la priorité à l’affection sans diminuer le respect : "je suis bien aise de vous écrire un peu sans cérémonie et de vous oser nommer simplement ma Fille et de traiter coeur à coeur avec votre âme que ’ai toujours chèrement aimée et que je prie Dieu de vouloir combler de son très saint amour (62)".

Marie de Jésus fut prieure presque pendant 20 ans et reçut vingt deux jeunes filles à la profession. L’une de ces jeunes filles, Mademoiselle Catherine Couplier, fille de très bonne maison, fut reçue mais ayant de graves difficultés pour la lecture, ne put être admise pour le choeur. Ceci affligea la famille qui mettait à cela un point d’honneur. Mais Marie de Jésus sachant bien lire dans les âmes persista dans l’orientation qu’elle donna à sa novice. Finalement, cette dernière : "… a rempli les devoirs de sa vocation avec beaucoup d’édification; elle était extraordinairement pénitente et laborieuse Chroniques de l’ordre des Carmélites, tome III, p.194".

Marie de Jésus mourut le 31 Juillet 1641, âgée de 56 ans. Elle fut la première sœur à décéder en ce Carmel depuis sa fondation en 1617. Aussi était-on venu à dire, à Orléans, les filles de Ste Thérèse immortelles ! (57bis)Les témoins du temps ont reconnu chez Marie de Jésus une profonde humilité, une grande charité pour soutenir le prochain et une fidélité exacte à la prièreBoucher, Livre III, p. 337, en note de bas de page.. Pour nous qui sommes gens ordinaires, Marie est d’abord une personne qui a souffert dans sa jeunesse et dans ses affections et qui n’a pas perdu son équilibre. Sans doute a-t-elle aimé la vie, mais en balance avec le choix décisif de son état de vie, elle a su préférer, non sans combat intérieur, le Carmel. Pourtant ce qui nous touche davantage encore, c’est qu’elle a aimé les siens, sa mère en premier à laquelle elle a prodigué soins et assistance dans les moments de ses plus grandes épreuves. Au fond c’est bien ce que François de Sales avait perçu de plus lumineux dans cette âme d’exception et très humaine tout à la fois.

Pontoise le 11novembre 2007.

Bernard YON et sœur Anne-Thérèse.

Notice A : Saint Gervais, paroisse des Acarie.

Les Acarie eurent un lien très profond avec l’Eglise saint Gervais. Voici ce que l’historien de cette Eglise en a dit :

"En 1528, Messire Loys de Harlays habitait l’emplacement du n°22 actuel de la rue du roi de Sicile. Contre un pilier extérieur de sa maison, dans une niche, se dressait une madone en pierre. Or, dans la nuit du lundi au mardi de Pentecôte de cette année, un fanatique huguenot profana cette statue en brisant la tête de la Vierge et celle de l’Enfant Jésus. Cet acte de violence préludait, assez longtemps à l’avance aux guerres de religion. Le roi François 1er, fort ému; ordonna de solennelles réparations, prit part lui-même aux processions expiatrices et fit faire une vierge d’argent pour remplacer la statue mutilée. Celle-ci fut alors confiée à Saint-Gervais et telle quelle, toujours mutilée, placée dans cette petite chapelle plus nnexe que latérale, il est vrai, et qui fut peut-être édifiée à cette occasion car il n’en est nulle part question auparavant.

La dévotions spontanée des fidèles honora cette madone à cause du traitement impie qu’elle avait subi et dont elle conservait les traces, sous le nom d’abord de Notre-Dame-de-Souffrance, puis par une association d’idées qu’il est facile de reconstituer, et au bénéfice plus exclusif des femmes enceintes, sous celui de Notre-Dame-de-Bonne-Délivrance.

Or à l’assemblée des marguilliers, tenue le 22 Juillet 1590, en plein siège de Paris par Henri IV, messire Pierre Acarie, seigneur de Montberost, conseiller du roi, maître ordinaire en sa chambre des comptes, fougueux ligueur et l’un de ces marguilliers, demanda et obtint la concession de cette même chapelle.

Sa mère, Marguerite Lotin, encore vivante, mais proche de sa fin, venait faire choix, par testament el’Eglise Saint-Gervais pour lieu de sa sépulture, là où son fils lui-même désignerait la sienne. Il demandait donc cette chapelle et la permission d’y creuser un caveau pour y être inhumé lui, sa mère, sa femme et ses descendants. Il offrait 100 écus et promettait d’accommoder cette chapelle et de la parer de "tous ornements".

L’assemblée acquiesça mais avec quelques restrictions cependant afin de ménager à tous l’accès libre à cette chapelle à cause de la statue depuis longtemps déjà si vénérée.

La femme de Pierre Acarie, Madame Acarie, connue aussi sous le nom de Marie de l’Incarnation, fut introductrice du Carmel en France et carmélite elle-même après la mort de son mari. C’est dans cette chapelle qu’elle aimait à se retirer, à entendre la messe et qu’elle eut cette fameuse extase qui dura tout un dimanche ! Dans cette chapelle encore, qu’au dire de son historien, André Duval, son amie la reine arie de Médicis65, lui donnait rendez-vous lorsqu’elle venait, comme les autres mères, recommander ses grossesses à Notre-Dame-de-Bonne-Délivrance. Pierre Acarie et sa mère furent en effet inhumés dans le caveau, vide aujourd’hui…La chapelle fut, sans protestation, désaffectée en 1768 pour l’aménagement de la nouvelle sacristie Dans le témoignage de Marie de Jésus, on peut lire : "La reine-mère du Roy a daigné une fois l’honneur de sa visite en sa maison en l’année 1603 et demeura plus d’une heure avec elle en sa chapelle et plusieurs fois a pris la peine par sa piété de venir à sa chapelle de Saint-Gervais…" f° 547.".

Louis Brochard : Saint-Gervais, Desclée de Brouwer, Paris, 1938, p. 120-122.